62: Facebook et vie privée

March 11, 2013      Lettres      Philippe Gouillou      8 responses

Tagged with:



Les réseaux sociaux ont fait le triomphe des Meformers sur les Informers, mais le résultat est un fort étalage personnel, et pas de nos côtés les plus intellectuels (au contraire !). Pourquoi ? Quelles conséquences ?

1. Pourquoi on s’étale sur Facebook

TV Lobotomie : SAT

Qu’on le veuille ou non (la personnalité floutée de l’image ci-jointe ne le voulait sans doute pas…) on dévoile beaucoup plus qu’on le voudrait sur les réseaux sociaux. Pourquoi ?

Life is marketing

Fondamentalement les réseaux sociaux ne sont juste qu’une nouvelle opportunité de faire son marketing, c’est-à-dire un terrain supplémentaire de compétition… où on est donc quasi obligé de se positionner.

On retrouve donc dans toute communication sur Facebook ou Twitter les deux niveaux, communication et métacommunication (“Voilà comment je me vois“), de l’Ecole de Palo Alto.

There are no girls on the Internet

Il y a cependant une différence avec la vie réelle : les réseaux sociaux n’offent qu’une communication limitée, ce qui, par un double effet, va augmenter le niveau de compétition :

  • Limitation des sens : les ordinateurs ne transmettent que la vue et le son, aucun des autres sens n’est utilisé sur les réseaux sociaux ;

  • Contrôle du timing : la communication n’est pas continue, elle est même le plus souvent asynchrone.

La conjonction de ces deux points aura un double effet :

  • Illusion de contrôle : on croit pouvoir contrôler exactement ce que l’on veut, et pas le reste ; 

  • Frustration : on ne peut pas tout communiquer (tout ne passe pas par ces simples deux sens).

    Un exemple de cette frustration est le célèbre “There are no girls on the Internet” (“Il n’y a pas de fille sur Internet“) qui ne signifie pas que les filles ne se connectent pas mais qu’Internet est fondamentalement asexué : elles ne peuvent pas y jouer de leur charme et se retrouvent donc au niveau des garçons…

Ces effets sont multipliés par d’autres caractéristiques des réseaux sociaux :

  • L’effet filtre : les informations les plus notables sont celles qui ont le plus de chance d’être partagées et donc d’être vues. Comme pour la TV, on n’est pas en concurrence avec le village mais avec le plus remarquable du monde entier (qui en plus est souvent transformé, par le storytelling et/ou par les logiciels graphiques (fauxtoshop)).

  • L’effet Loto : le gain peut être (et l’est pour certains) énorme. N’importe qui peut faire un buzz qui transformera sa vie (même si les chances sont extrêmement faibles).

Au global, les réseaux sociaux ont créé un monde virtuel où la compétition est encore plus importante que dans le monde réel, ce qui nous incitera à développer plus encore la métacommunication (au sens Palo Alto), c’est-à-dire à nous dévoiler.

Le retour au positionnement animal

Augmentation de la compétition plus limitation des sens pour la soutenir implique de revenir aux déclencheurs les plus fondamentaux avec des différences sexuelles exagérées : on trouvera plus de femmes se montrant sexy qu’intellectuelles… quoiqu’elles en disent par ailleurs (image ci-joint).

Cela se retrouve dans les chiffres : les Meformers (à opposer aux Informers : voir Lettre 17), qui parlent d’eux-mêmes, représentent 80% des Twittos et ils correspondent bien à l’environnement puisque leurs tweets ne sont pas jugés moins intéressants que ceux des informers (comme l’avait montré la Lettre 26).

Comment Facebook s’adapte

Cette tendance à l’étalage personnel est le fond de commerce de Facebook, qui a su le premier l’exploiter, et qui évolue régulièrement pour le développer.

Stutzman, Gross & Acquisti ont suivi pendant 7 ans (de 2005 à 2012) le profil de 5 076 utilisateurs de Facebook, tous à l’origine membres du réseau Carnegie Mellon. L’échantillon n’est pas représentatif de l’ensemble des utilisateurs actuels et l’étude ne s’est intéressée qu’au remplissage, ou non, des informations personnelles.

Ils ont tout d’abord constaté que les inscrits laissaient de moins en moins d’informations personnelles au fil du temps, avec une forte chute avec l’ouverture du réseau à l’extérieur. Mais ils ont aussi remarqué que Facebook a depuis réussi à renverser la tendance :

Evolution du partage sur Facebook

La technique employée est justement basée sur l’illusion de contrôle : en augmentant le nombre de paramêtres et d’informations à saisir librement, Facebook a rassuré chacun et incité à se dévoiler plus.

On peut remarquer que Facebook répond aussi à la frustration : Wilcox & Stephen (2012) ont remarqué que les “Like” des amis provoquent une forte hausse de l’estime de soi… avec comme conséquence une chute du self-contrôle en ligne et dans le monde réel. 

L’avenir : le changement de la valeur personnelle

J’aimerais terminer sur un message d’espoir. Je n’en ai pas.
En échange, est-ce que deux messages de désespoir vous iraient ?

Woody Allen

Il semble que les plus jeunes générations ont bien compris que les informations privées (nudité, coordonnées, etc.) ont de la valeur et qu’ils les protègent plus, mais même si le Big Data fait rêver, il apparaît que le véritable risque est ailleurs.

D’un côté les craintes médiatisées apparaissent exagérées :

  • Malgré son succès médiatique, le sexting semble assez rare : selon Mitchell et al. (2012) il ne concernerait que 2,5% des adolescents

  • La consommation de pornographique à l’adolescence (hyper fréquente) n’a pas d’impact sur la compulsivité à l’âge adulte

De l’autre le contrôle étatique des informations non personnelles s’accroît fortement :

  • Comme indiqué Lettre 47, selon Techdirt, le gouvernement US a déjà plus d’informations sur un américain moyen que n’en avait la Stasi sur les Allemands de l’Est. 

  • La société de matériel militaire américaine Raytheon a développé RIOT (jeu de mot significatif : “riot” signifie “émeute”) qui va chercher sur les réseaux sociaux les informations sur une personne pour déterminer où elle était et quand elle y était, et même prévoir où elle sera (France 24, The Guardian, voir la vidéo de démonstration datée de 2010 (4’04”, en anglais) sur la page du Guardian).

  • Les Chinois disposent d’une version différente de Skype, développée avec le partenaire local de Microsoft, qui permet le filtre (et l’enregistrement) sur mot clé (PCImpact)

  • En France, la protection de l’hébergeur est déjà remise en cause et le pays s’oriente vers la professionalisation, c’est-à-dire l’obligation directe ou indirecte d’avoir une accréditation pour pouvoir émettre une opinion sur Internet.

Les étalages qui étaient importants vont devenir banals (même une sex-tape ne doit déjà plus suffire à relancer une célébrité déclinante) mais tout ce qui en sortira pourra avoir des conséquences lourdes. En d’autres termes : le développement des réseaux sociaux et l’étalage qu’ils promeuvent provoquent un profond changement des critères qui faisaient la valeur personnelle : l’impact sera à suivre. 

Application pratique

La domination des Meformers et de l’importance du Moi se traduit en webmarketing par la primauté de la conversation sur l’information : un nouveau métier est déjà apparu (Community Manager) qui a précisément pour but de lancer et entretenir ces échanges directs avec les clients et prospects.

Le développement du Big Data (exploitation des énormes quantités de données sur les individus) génère aussi de nouveaux métiers et il aura un impact sur le marketing, notamment en avantageant les sociétés obtenant directement ces données (ie: grandes surfaces vs petits commerçants).

Les paranoïaques qui voudront essayer de s’en protéger pourront suivre cette règle simple : “On ne trouve pas une aiguille en foin dans une botte de foin“. Au lieu de cacher leurs informations personnelles, il leur suffira donc de multiplier celles-ci mélangées avec des informations sans valeur (il existait auparavant un logiciel qui trompait le suivi Google en effectuant automatiquement (en tâche de fond) de nombreuses recherches sur énormément de sujets différents qui faisaient croire à une interaction humaine : Google ne pouvait strictement rien déduire de la masse d’informations).

Pour aller plus loin

  • C’est la colère qui provoque le plus l’envie de partager une information, pas la tristesse (lettre 36: Comment manipuler les médias (2/2))

  • L’ocytocine impacte justement la colère et plus généralement les conversations sur les réseaux sociaux (lettre 1.2: L’ocytocine est-elle l’arme chimique ultime de la vente ?)

  • La perception personnelle de l’importance de la vie privée (privacy) n’est pas absolue mais dépend d’un compromis, pas toujours rationnel, avec d’autres contraintes.

Liens

Images : 1ère : Screenshot Facebook et floutage personnels ; 2ème : Origine inconnue.


2. Ailleurs : Utilisation mondiale des réseaux sociaux

Carte Utilisation Réseaux Sociaux

Source :Le papillon le plus actif sur Terre est le papillon social!” par Thomas Tougard (Directeur Général Adjoint). Ipsos. 18 janv. 2013


3. Like a Boss

Alex Thomson

Superbe image de contrôle (rappel : c’est notre programmation fondamentale) parfaitement cohérente avec le sponsor : Alex Thomson pratiquant le ‘Keel Walk’ (marche sur la quille) sur son bateau Hugo Boss.

Alex Thomson

Il n’y a aucun trucage : il a sauté sur la quille depuis un jet ski (il a fallu plusieurs essais). La vidéo du “Making of” est sur Youtube: “Alex Thomson attempts the Keel Walk” Jan 27, 2012 (1’10”).

Alex Thomson est arrivé troisième au Vendée Globe en solitaire.

Liens : alexthomsonracing.com (voir les photos à Monaco : 2011 et 2012) et facebook.com/AlexThomsonRacing


4. Video : Florent Brunel, chanteur engagé

Puisqu’il est nécessaire d’afficher malgré tout sa rebellitude, on peut prendre exemple sur le chanteur “qui n’hésite pas à dénoncer” des Inconnus.

Dailymotion :  Les Inconnus : Florent Brunel, chanteur engagé ! (3’13”)


5. Articles cités

Mitchell, K. J., Finkelhor, D., Jones, L. M., & Wolak, J. (2012). Prevalence and characteristics of youth sexting: a national study. Pediatrics, 129(1), 13–20. doi:10.1542/peds.2011-1730

Stutzman, F., Gross, R., & Acquisti, A. (2013). Silent Listeners: The Evolution of Privacy and Disclosure on Facebook. Journal of Privacy and Confidentiallity, 4(2), 7–41.

Wilcox, K., & Stephen, A. (2012). Are Close Friends the Enemy? Online Social Networks, Self-Esteem, and Self-Control. Journal of Consumer Research, Forthcoming.


Share Button

Citation de cette page :

(2013) : "Lettre Neuromonaco 62: Facebook et vie privée". ( Neuromonaco. Retrieved from https://neuromonaco.com/lettres/lettre62.htm on 20 Dec 2014. 1910 words.

[Lettre Neuromonaco 62: Facebook et vie privée](https://neuromonaco.com/lettres/lettre62.htm). Philippe Gouillou. _Neuromonaco_. 11 Mar 2013



8 Responses to “62: Facebook et vie privée”

  1. @neuromonaco says:

    Facebook et vie privée : pourquoi on s’étale sur FB ? La lettre 62 est en ligne : http://t.co/kAQoYEierp #privacy

  2. @LaMediane says:

    62: Facebook et vie privée – Neuromonaco – http://t.co/YQgK3iMJNF

  3. @evowebnet says:

    Lettre Neuromonaco 62: Facebook et vie privée – Pourquoi tant d’étalage sur FB ? http://t.co/dbEoaEWerq #marketing

  4. @Boidalon says:

    Prolongement du #SoNiceTweet de Mars !
    Cc @nzebiri @MCziczac @sebspiteri @SoNiceTweet
    http://t.co/tpWEnYuCeW

  5. @SoNiceTweet says:

    #CQFD :-) !! RT @Boidalon: Prolongement du #SoNiceTweet de Mars !
    Cc @nzebiri @MCziczac @sebspiteri @SoNiceTweet
    http://t.co/WmUkqKn1gg

  6. @brunowinck says:

    read this http://t.co/PdOoSShDmY about Facebook and privacy from neuromarketing point of view (in French) #ragansocial

Read more:
Heavent-Neuromonaco-21mars2012-440x270
Conférence Heavent Meetings Sud 2012

PDF téléchargeable(578 Ko) de l'intervention sur la Psychologie de la Créativité le 21 mars 2012 au Salon Heavent Meetings Sud...

Close