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38: Le marketing du QI (Quotient Intellectuel)

September 10, 2012      Lettres      Philippe Gouillou      4 responses

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Le Quotient Intellectuel (le célébrissime QI) n’a pas grand chose à voir avec ce qu’en raconte la presse. Il est pourtant l’agrégat psychologique le plus étudié, le plus fiable et, dans de nombreux cas, le plus prédictif de nombreux comportements, et son importance va croissante. En marketing il ne faut pas le rater, au risque d’être invisible ou blessant.

1. QI et Facteur g

Solvay - 1927

Maman disait toujours, « la vie, c’est comme une boîte de chocolat : on ne sait jamais sur quoi on va tomber. »
Forrest Gump (1994), écrit par Robert Zemeckis

Dans le cadre du marketing, les points essentiels sont :

  • Au sens usuel, il est impossible de définir l’intelligence, aussi quand les scientifiques emploient le terme sans autre précision, ils parlent en fait d’une caractéristique biologique qui elle est très bien définie : l’Intelligence Générale (on l’appelle également “Facteur g“, ou tout simplement : “g“). Ce sont les tests de QI qui ont permis de découvrir g, et ils restent le meilleur moyen de le mesurer.

  • Le QI n’est pas “dépassé”, “réfuté”, “rejeté”, etc., bien au contraire : les études s’accumulent qui montrent son importance croissante. Le QE (Quotient Emotionnel) qui avait été présenté comme un “remplaçant” correspond en fait à QI + Personnalité. 

  • Les erreurs de mesure ont tendance à s’annuler : votre test personnel sera peut-être très impacté  par votre état psychologique ou physique du jour (grippe ou … phase (hypo)maniaque) et même de simples erreurs de mesures, mais sur le grand nombre il a été montré que ces variations individuelles se compensent1

  • Grâce à l’évolution technologique (moyens de déplacements, d’abord, Internet maintenant), les personnes ont de plus en plus tendance à se rassembler en fonction de leur QI.

    Le problème est bien sûr que du fait de la Courbe en Cloche (Loi Normale), plus on s’éloigne de la moyenne, plus on est seul. Une estimation statistique montre par exemple que moins de 1% d’une population au QI moyen de 85 (SD = 15) a un QI compris entre 120 et 150.

  • Une conséquence est que les gens ont de plus en plus tendance à se marier selon le QI ce qui, comme celui-ci est partiellement d’origine génétique, aura un impact sur le QI moyen des différentes sous-populations.

  • Une autre conséquence est que le QI est de plus en plus prédictif de la vie que mènera quelqu’un (c’est le vrai sujet de The Bell Curve, (Herrnstein & Murray, 1994), pas ce qu’on en a raconté).

  • Conséquence de cette conséquence : le monde moderne est de plus en plus demandeur en QI (en fait : en g).

  • Implication : seuls les pays dont la population a un QI moyen suffisant arriveront à suivre les dernières avancées technologiques, et le changement sera dramatique (voir section 3 ci-après).

Autres points à prendre en considération :

  • Rappel de la Lettre 27-3 (“Tests cognitifs et Performances“) : le QI est le meilleur prédicteur de l’efficacité d’un employé et il n’y a pas d’effet plafond.

  • Le QI est corrélé positivement avec de nombreux critères individuels jugés positivement (beauté, santé, richesse, etc.) et de nombreux critères sociétaux jugés positivement (PIB, (avant même la liberté économique), faible taux de corruption, faible criminalité, etc.).

  • Rappel nécessaire : si l’apport et la fiabilité du QI sont souvent négligés, son importance est aussi généralement démesurément surgonflée. Contrairement à ce qu’on lit dans presque chaque article à son sujet : le QI ne mesure pas la “dignité” humaine pas plus que la “valeur” (quel que soit le sens qu’on lui donne) d’un individu, personne ne croit qu’il serait la caractéristique essentielle d’un individu, il ne réduit pas l’intelligence (au sens usuel) “à un chiffre” et les chercheurs travaillant sur le domaine n’ont pas un noir objectif caché commun (voir la semaine prochaine dans la lettre 39 : “Science vs Idéologie“).

Note :

  1. L’Intelligence Générale n’est mesurée que de façon indirecte par le QI, les tests employés ne sont donc pas valides pour tout le monde et ils peuvent être influencés par l’évolution de l’environnement, mais ils sont faits de sorte à ce que les erreurs individuelles se compensent et ils sont réétalonnés pour s’adapter à l’environnement.

    Une image grossière : on peut estimer la hauteur d’arbres en comparant la taille de leurs ombres à une certaine heure et en faisant des calculs (étalonnage). Sur le grand nombre, les différences d’inclinaisons du sol (qui rallongent ou raccourcissent l’ombre) pourront s’annuler, et la comparaison restera valide. Une modification du sol ne changera pas la hauteur des arbres mais obligera à réétalonner la mesure des ombres.

Liens :

Image et lien : 5° Congrès Solvay, 1927. 17 des 29 physiciens sur la photo (59%) ont eu le Prix Nobel. Source Wikipedia FR : à voir pour les noms. 


2. Marketing : segmenter selon le QI

“Software is an IQ business.
Microsoft must win the IQ war
or we won’t have a future.”
Bill Gates

Le monde a changé et les intellectuels ne sont plus valorisés comme ils l’étaient il y a encore quelques décennies : ils ont été remplacés par les sportifs.

L’intelligence reste cependant souvent considérée comme une qualité1. Les marques comme les partis politiques et les journalistes s’en servent pour vendre (“les gens intelligents achètent mon produit / votent pour le bon côté“) et de plus en plus souvent les médias cherchent à valoriser les bas QI en leur faisant croire que les gens à plus haut QI n’ont pas plus de capacités cognitives qu’eux.

Segmentation

… quand je fais une campagne, je ne la fais jamais pour les gens intelligents. Des gens intelligents, il y en a 5 à 6 %, il y en a 3 % avec moi et 3 % contre, je change rien du tout. Donc je fais campagne auprès des cons et là je ramasse des voix en masse.
George Frêche

Comme le remarquait crûment George Frêche2, le problème est une question quantitative. La chute est vertigineuse : pour un QI moyen de 97 (France), seulement 1 personne sur 6 a un QI supérieur à 112, 1/20 un QI supérieur à 122, 1/50 un QI supérieur à 129.

Mais cette répartition théorique correspond à l’ensemble de la population et n’est pas celle que l’on rencontre partout : un hypermarché vend à l’ensemble de la population, mais pas un magasin d’informatique. De même, la corrélation QI – richesse fait que les magasins haut-de-gammes bénéficieront d’une clientèle à QI moyen supérieur à celui de la population générale. Georges & Badoc (2010, 44-45) remarquaient :

“« Nous nous excusons du retard de l’avion, dû à l’arrivée tardive de l’avion. » Voilà une bonne intention, mais une mauvaise impression : on nous prend pour des imbéciles. Le QI d’un client typique d’un aéroport est de 121. À ce niveau d’intelligence, ce message de l’aéroport est insultant pour son intelligence. Mauvaise connaissance du client par le service marketing de l’aéroport. Un message pour une clientèle de moyenne de 105 au QI est différent de celui pour une clientèle qui a une moyenne de 123. Presque autant qu’un message destiné aux hommes peut être différent d’un message destiné aux femmes.”

En fait la célèbre tautologie aéroportuaire offre d’autres avantages, mais l’essentiel reste : il faut déterminer le niveau de sa cible et s’y adapter.

Application pratique :

  • Attention à l’humour : il est un bon indicateur d’intelligence (et c’est pourquoi il est valorisé en phase de séduction : Howrigan & MacDonald, 2008), ce qui signifie qu’il n’est pas le même pour tous. Mal calibrée, toute tentative pourra avoir un effet repoussoir.

  • Le QI parfait d’un commercial est : le même que celui de ses clients (ou un peu au dessus). Un plus haut QI augmente l’efficacité générale mais a souvent un impact sur la connexion avec le client.

  • Toujours pour les commerciaux : “Le client est un con.” Sauf chez certaines personnes (l’entraînement aide), les contraintes et le stress liés à un acte d’achat impliquant surchargent le cerveau, et l’acheteur n’aura généralement pas la même disponibilité intellectuelle que dans son état habituel. L’expression est bien sûr très exagérée mais il faut tenir compte de l’effet (surtout quand on est soi-même en situation d’achat !)

Notes

  1. Pour être plus précis, ce n’est pas l’intelligence qui est valorisée, c’est le standard que “les autres sont des cons” qui s’est imposé comme l’argument omnipotent (et omniprésent sur les forums). Il y a parfois des retours de flammes, quand on ne peut plus cacher que ce sont généralement les populations les plus “éduquées” qui suivent le moins les prescriptions étatiques, mais l’argument est toujours aussi répandu. 

  2. La citation de Frêche a connu beaucoup de succès sur sa définition très restreinte des “intelligents” et très étendue des “cons”, mais elle comporte aussi une autre affirmation qui aurait du au minimum interpeller : celle de la non-décidabilité intellectuelle de la politique (voir le contexte).

Image : Illustration de l’image utilisée par Paul Watzlawick pour expliquer le concept de “ponctuation” (voir Lettre 22: “Systémique, Paradoxes et Palo Alto“)

Citation :Le logiciel est un marché du QI. Microsoft doit gagner la guerre du QI, sinon nous n’aurons aucun avenir.” – Bill Gates


3. L’avenir : l’augmentation artificielle du QI 

Demography

Si des circuits biologiques ont pu donner naissance à la vie, il n’y a aucune raison que des circuits électroniques ne puissent pas en faire autant
Stephen Hawking.

Le célèbre “Effet Flynn” (augmentation séculaire du QI) n’était lié qu’aux erreurs de mesure1 (Wicherts et al., 2004) et s’est maintenant inversé : il semble bien que le QI général de la population baisse. Cependant, les évolutions technologiques vont permettre à certains d’augmenter leur QI, ces certains étant :

  • Les individus suffisamment riches pour s’offrir les médicaments augmentant biologiquement le QI (il en existe déjà, très utilisés dans les milieux universitaires, le problème du dopage aux examens est évoqué depuis plusieurs années dans la presse étrangère), puis les thérapies géniques (très bientôt : certains gènes sont connus) voire les implants neuronaux et autres “plugins” (on sait déjà connecter des puces silicium au cerveau, le reste n’est qu’une question de temps).

  • Les robots : dès qu’ils auront dépassé le niveau intellectuel humain, ils pourront créer d’autres robots encore plus intelligents, qui… C’est ce qu’on appelle la Singularité Technologique (Wikipedia FR), et elle est prévue dans 15 à 20 ans (voir vidéo ci-après).

L’impact sera énorme : de même qu’une personne très belle a une vie très différente de celle d’une personne moyenne, une personne à l’intelligence hyper-augmentée vivra une vie très éloignée de celle de tous les autres.

Un impact invisible ?

Marcus Hutter (2012) s’est intéressé à la possibilité de la singularité technologique et imagine que sa forme la plus probable sera un monde virtuel. Mais il note aussi un point essentiel :

  • Les participants, qui seront eux-mêmes améliorés cognitivement, ne sentiront pas d’explosion de l’intelligence, pour eux il ne s’agira que d’un progrès “normal”.

  • Les autres, non accélérés, n’auront pas les capacités cognitives de percevoir cette explosion de l’intelligence. 

Hutter poursuit en remarquant que cela pose la question de l’existence même de l’explosion, puisque selon lui personne ne la percevra :  “Si un arbre tombe dans une forêt où personne n’est là pour l’entendre, est-ce qu’il produit un son ?1

Mais, dans le cadre du marketing, l’important est l’existence de ces deux mondes éloignés et que le monde qui n’en profitera pas ne saura même pas que l’autre existe. Ce dernier point signifie précisément que, si Hutter a raison, alors il n’y aura pas la même augmentation de la compétition sexuelle que celle que la télévision a provoqué (voir notamment les sections 2 et 3 de la Lettre 28 : “Le psychomarketing du prix“).

Un nouveau monde réservé

En fait, d’une certaine manière il ne s’agira que d’une poussée à l’extrême de ce qui existe déjà : une personne normale2 peut-elle concevoir ce qui se passait dans la tête de William Sidis (Towers, 1987) ou de John von Neumann (Wikipedia FR) ? 

Mais l’impact sera beaucoup plus grand et provoquera un saut qualitatif.

Avec ces évolutions technologiques, de très nombreuses personnes bénéficieront de capacités intellectuelles très largement supérieures à celles (exceptionnelles) de Von Neumann. Ces personnes ne seront plus ce que Towers (1987) ne pouvait considérer que comme des “Outsiders” : grâce à leur nombre, elles pourront inventer de nouveaux concepts et de nouveaux produits dont elles seules pourront bénéficier. Elles constitueront un marché suffisant pour cela.

Le problème va plus loin : actuellement de nombreux intellectuels font l’effort de faire connaître leurs découvertes, de les vulgariser, de les enseigner. Auront-ils encore un intérêt à le faire quand il y aura suffisamment de personnes d’un si haut niveau ?

Demography is Everything

A un niveau plus macro, il faut remarquer que cette évolution va dramatiquement accentuer les différences entre les pays : certains pays actuellement considérés comme riches vont être rétrogradés dans une nouvelle catégorie intermédiaire entre le tiers-monde et ce nouveau “premier monde”. La simple démographie y suffira, indépendamment même des déterminants économiques (qui en seront d’ailleurs de plus en plus dépendants).

Une conséquence est que les petits pays pourront être avantagés face aux grands blocs régionaux.

Notes :

  1. Bien sûr, la réponse précise à cette question est : non. Mais ce n’est que jouer sur les mots : un son est ce que quelqu’un entend, donc même si l’arbre fait du bruit il n’y a pas de son (puisqu’il n’y a personne). Fait-il alors du bruit ? Le monde est-il dans un état indéterminé quand on ne l’observe pas ? 

  2. “Normal” signifie stricto senso dans la moyenne plus ou moins un écart-type sur un critère suivant la Loi Normale, ce qui correspond à 68% de la population (pour le QI en France : entre 82 et 112 : 97 plus ou moins 15). Relativement à Sidis ou Von Neumann (ou quelques rares autres) le sens change : quasiment tout le monde est “normal”. 

Image : Carte des taux de naissance par pays. Source : Population Reference Bureau, 2009


4. Video TED : Hod Lipson construit des robots “conscients”

Une courte conférence TED (6 minutes) où Hod Lipson présente ses robots auto-répliquants et capables de prendre conscience d’eux-mêmes. Comme il le remarque lui-même, ils ne sont pas encore capables de prendre le contrôle du monde. Combien de temps faudra-t-il pour y arriver ? Cette vidéo a 5 ans, où en sommes-nous maintenant ? (revoir Lettre 20-6 : “Video : Les drones “finiront probablement par avoir notre peau à tous”“)

Remarque : au travers de ses algorithmes évolutionnaires, le robot a trouvé une manière pas très efficace de se déplacer. C’est un rappel d’un point essentiel : l’évolution ne produit pas nécessairement ce qui est le mieux, mais ce qui est suffisamment efficace. Qu’un slogan comme “La nature nous veut du bien” ait tant de succès ne fait que montrer le faible niveau de l’éducation scientifique.

Ted: Hod Lipson construit des robots “conscients” (vost, 6’21”)


5. Articles cités

Georges, P., & Badoc, M. (2010). Le neuromarketing en action : Parler et vendre au cerveau (1ère ed., p. 335). Eyrolles.
Remarque : Une deuxième édition est parue le 28 juin 2012.

Herrnstein, R., & Murray, C. A. (1994). The Bell Curve: Intelligence and Class Structure in American Life(p. 896). New York: The Free Press.

Howrigan, D. P., & MacDonald, K. (2008). Humor as a Mental Fitness Indicator. Evolutionary Psychology, 6(4), 652–666.

Hutter, M. (2012). Can Intelligence Explode? arXiv, (2012), 1–20. Artificial Intelligence; Physics and Society. arXiv: 1202.6177

Towers, G. M. (1987). The Outsiders. Gift of Fire (The Prometheus Society), (22), 1–8. http://216.224.180.96/~prom/oldsite/articles/Outsiders.html

Wicherts, J. M., Dolan, C. V., Hessen, D. J., Oosterveld, P., van Baal, G. C. M., Boomsma, D. I., & Span, M. M. (2004). Are intelligence tests measurement invariant over time? Investigating the nature of the Flynn effect. Intelligence, 32(5), 509–537. doi:10.1016/j.intell.2004.07.002


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Citation de cette page :

(2012) : "Lettre Neuromonaco 38: Le marketing du QI (Quotient Intellectuel)". ( Neuromonaco. Retrieved from https://neuromonaco.com/lettres/lettre38.htm on 20 Dec 2014. 2841 words.

[Lettre Neuromonaco 38: Le marketing du QI (Quotient Intellectuel)](https://neuromonaco.com/lettres/lettre38.htm). Philippe Gouillou. _Neuromonaco_. 10 Sep 2012



4 Responses to “38: Le marketing du QI (Quotient Intellectuel)”

  1. h16 says:

    Excellent article. Un peu court, mais excellent.

  2. […] Cependant ces mêmes éléments incitent également à s’intéresser à ce qui est en train de se passer dans les zones qui sont en pleine urbanisation, notamment les cité-états et les villes de l’Asie du Sud-Est (voir la Lettre Neuromonaco 38-3: “L’avenir : l’augmentation artificielle du QI“). […]

  3. […] conférence est à rapprocher des vidéos des Lettres 38 (“Vidéo TED : Hod Lipson construit des robots “conscients”“) et 20 (“Video : Les drones “finiront probablement par avoir notre peau à […]

  4. […] lettre est complémentaire aux lettres 38 (Le marketing du QI) et 44 (Urbanisation : le pouvoir des […]

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