23: Trois mythes de la psychologie
May 3, 2012 Lettres Philippe Gouillou 2 responses
Tagged with: Cortex • Créativité • Debunking • PrimingEn clair : non, la communication n’est pas à 93% non verbale, il n’y a pas 6 degrés de séparation entre tous les humains, et la créativité n’est pas l’apanage du cerveau droit. Ces croyances font maintenant partie de la culture générale mais elles sont fausses.
Sommaire
- 1. Le mythe des 93% de communication non-verbale
- 2. Le mythe des 6 degrés de séparation
- 3. Le mythe du cerveau droit créatif
- 4. Fantastique publicité belge
- 5. Articles cités
Cette lettre avait été envoyée par email le 16 avril 2012 : Abonnez-vous pour les recevoir en temps réel
1. Le mythe des 93% de communication non-verbale
La communication non verbale est une composante essentielle de la communication : elle représente une bonne partie de la métacommunication (voir la Lettre 22: “Palo Alto : Paradoxe et niveaux en Communication“) et elle a un effet essentiel de Priming (voir la Lettre 2 : “Manipuler sans se faire prendre : Priming et Subliminal“). Mais quelle partie représente-t-elle ?
En fait on ne sait pas.
Le chiffre généralement cité est de 93% et il provient d’une étude de Mehrabian & Ferris en 1967. Le problème : l’étude mesurait autre chose.
En 1994, Dr “Buzz” Johnson avait repris l’ensemble des articles et livres de Mehrabian et avait même contacté ce dernier. Son article d’époque est reproduit sur Neurosemantics, il y note :
“Dans le chapitre 3 de Silent Messages nous trouvons que les nombres 7-38-55 exprimés en trant que pourcentages ne correspondent qu’à ce qu’on appelle la résolution de messages inconsistants ou, pour le dire en termes PNL, aux incongruences. Il remarque également que très peu de choses peuvent être communiquées non-verbalement. Il étudiait à l’origine apprécier / ne pas apprécier, et il a généralisé plus tard aux sentiments. Au téléphone, en mars 1994, il a affirmé que ses résultats et ses inférences n’étaient pas prévus s’appliquer aux communications normales. Ils n’étaient que d’une application très limitée.” (Johnson, 1994)
Judith E. Pearson, Ph.D. enfonce le clou (traduction personnelle) :
Imaginez que Nathan Hale ait dit “Ok, je suis prêt à mourir pour mon pays” au lieu de “Je regrette de n’avoir qu’une seule vie à offrir à mon pays“. Imaginez Franklin D. Roosevelt disant “N’ayez pas peur” au lieu de “Nous n’avons rien d’autre à craindre que crainte elle-même”. Imaginez John F. Kennedy disant “Faites de bonnes choses pour votre pays” au lieu de “Ne vous demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous, mais ce que vous pouvez faire pour votre pays“.
Application pratique
Le non verbal a une influence extraordinaire et de nombreux exemples en sont donnés dans ces lettres. Mais, même si nous nous enfonçons de plus en plus dans une civilisation de l’image, c’est la communication verbale qui prime, ce sont les mots qui sont essentiels. Et puis remarquez que les mots constituent eux-mêmes un extraordinaire support de la communication non verbale : au travers de l’intonation et du rythme notamment.
Liens
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“The 7%, 38%, 55% Myth: Blasting Away an Old NLP Myth” By L. Michael Hall – Neurosemantics (Rem : Contient Johnson, 1994)
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“Debunking the 55%, 38%, 7% Rule” by Judith E. Pearson, Ph.D. The Toasmaster. Jan. 2006
Photo : “Induhvidual” par Dean Ayres Licence : CC BY-SA-NC. Sculpture: ‘A Captive Audience?‘ by David Reekie, 2001.
2. Le mythe des 6 degrés de séparation
“It never rains: it pours.“
(Proverbe anglais)
C’est une des études les plus citées de la psychologie sociale et elle vient d’un de ses auteurs les plus connus. Stanley Milgram (celui-là même de l’étude sur l’obéissance citée dans le film “I comme Icare” avec Yves Montand) a “testé” le degré de séparation entre deux individus au hasard et il a trouvé 6 sauts (soit 5 personnes intermédiaires). Il a publié ses résultats dans le tout premier numéro de Psychology Today, en 1967, avec le graphique ci-joint, et depuis l’expression est restée : on est tous à “6 degrés de séparation”. En fait, cette étude fait maintenant partie de la culture générale commune.
Elle n’a pourtant rien démontré, ce n’était même pas son objectif.
En 2002 Judith Kleinfield, aussi pour Psychology Today, remarquait :
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Pour sa première étude, non publiée, Milgram avait envoyé 60 lettres. Seules 3 sont arrivées au bout.
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Les résultats de son étude publiée étaient meilleurs, mais très loin d’être convaincants : plus de 70% d’échec.
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L’explication de Milgram sur cet échec patent était que les gens ne se seraient pas fatigués à renvoyer l’envoi. C’est surprenant : tout avait été fait pour donner le plus grand caractère officiel à l’enveloppe.
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Aucune réplication n’a jamais réussi.
Dans son article, Milgram lui-même remarquait que certaines chaînes s’étaient brisées ou mises à boucler à quelques centaines de mètres de leur objectif. En fait la question qu’il se pose tout au long de son article est de découvrir s’il existe des groupes totalement isolés. Il remarque d’ailleurs que le chiffre de 5 intermédiaires correspond à “une énorme distance psychologique” et que si presque tout le monde aux USA n’est qu’à quelques degrés du Président ou de Nelson Rockefeller, cela ne représente rien à aucun niveau pratique.
En d’autres termes, Stanley Milgram avait réussi l’exploit remarquable de faire transiter un certain nombre de paquets entre une ville des Etats-Unis et une autre, mais il n’avait strictement rien démontré.
Et maintenant
1967 correspond à un temps que les moins de 45 ans n’ont pas connu, le monde a changé depuis, et Internet a rapproché les gens. Microsoft en 2008 puis Yahoo et Facebook en 2011 ont donc testé quelle est l’interconnection entre les membres de leurs réseaux sociaux respectifs.
Là les chiffres ont été retrouvés : Facebook (voir Backstrom et al., 2011) a même trouvé 4,74, soit moins de 5. Est-ce enfin la preuve que Milgram avait quand même et malgré tout raison ?
Non :
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Les 700 millions d’utilisateurs de Facebook, chiffre impressionnant en soi, ne représentaient seulement que 10% de la population
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Les testés n’étaient pas représentatifs de la population générale :
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Ils appartenaient à la fraction la plus riche et la plus éduquée (utilisation d’un ordinateur et d’Internet)
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Ils avaient un point culturel commun (l’utilisation de Facebook)
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Un lien de connaissance entre deux membres de Facebook est très faiblement impliquant, certains sont “amis” sans même avoir jamais communiqué entre eux (on parle de “liens faibles”). L’étude de Milgram demandait que les intermédiaires se connaissent “on first name basis”, (liens forts).
En d’autres termes, l’étude de Backstrom et al. a juste montré qu’au sein d’un réseau restreint il faut déjà presque 5 sauts de liens faibles pour relier deux personnes. Combien en faudrait-il pour relier le monde entier ?
Liens faibles et liens forts
La question reste : pourquoi ce mythe des 6 degrés s’est-il développé et a-t-il connu tant de succès ? Judith Kleinfeld l’explique par le sentiment de sécurité qu’il apporte.
Il y a cependant un autre point à prendre en compte, qui touche directement au marketing : le très fort développement des liens faibles, grâce à la richesse générale et à la sécurité qu’elle apporte.
En Bretagne, jusqu’à il y a moins d’un siècle, la vie était dure : météo difficile et pauvreté généralisée et conséquement les liens y étaient soit forts, soit inexistants. Dans son extraordinaire autobiographie, Per Jakez Hélias (1976) raconte que toute parole y était un engagement, que le simple fait de dire au-revoir (“Kenavo”) était la marque du désir de revoir l’autre. Que faisait-on sinon ? Et bien on ne disait rien.
La richesse, et donc la baisse du besoin de l’engagement des autres pour survivre à un coup dur, a permis le développement de liens beaucoup plus faibles, et ce sont ces liens qui fondent le succès des réseaux sociaux.
Pour aller plus loin
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Les réseaux sociaux ne sont pas les seuls où on peut calculer le nombre de degrés de séparation : il suffit que ce soient des réseaux restreints.
L’exemple le plus célèbre en est le cinéma où, depuis 1994, un jeu est de calculer les “6 degrés de séparation de Kevin Bacon” (un acteur). Le principe : Kevin Bacon a un Bacon de 0, tout acteur ayant joué avec Kevin Bacon a un Bacon de 1, tout acteur ayant joué quelqu’un ayant joué avec Kevin Bacon a un Bacon de 2, etc. (on ne retient que le nombre minimal). Le jeu est de trouver les plus grands nombres de Bacon (record actuel : 9). Le site The Oracle of Bacon a analysé la base de donnée du cinéma IMDB pour calculer les Bacon des différents acteurs et en faire une moyenne : ils ont obtenu 2,980 (le même calcul avec Sean Connery donnait 2,889 montrant que Connery est mieux connecté que Bacon).
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L’estimation des degrés de séparation a aussi été utilisée dans le domaine de la santé pour quantifier les risques de contagion sexuelle au sein de collèges.
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Voir la section 3 de la Lettre 18 “La limite de Dunbar” :
“Le Nombre de Dunbar, c’est la célèbre limite de 150 personnes avec qui nous sommes capables d’entretenir des relations suivies, du fait de la taille de notre cerveau.”
Application pratique
Le concept de degrés de séparation peut apporter des informations utiles au niveau de la comparaison des moyennes de chaque noeud d’un réseau (comme la comparaison entre Sean Connery et Kevin Bacon citée ci-dessus). Il faut cependant y intégrer un pondérateur pour prendre en compte la force des liens.
D’autres indicateurs sont souvent plus pertinents, notamment en management (Contactez-nous).
Liens :
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“Six Degrees: Urban Myth? Replicating the small world of Stanley Milgram. Can you reach anyone through a chain of six people.” By Judith Kleinfeld, Psychology Today. Published on March 01, 2002 – last reviewed on November 13, 2006
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“Anatomy of Facebook” By Lars Backstrom. Facebook. 21 nov. 2011
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“Separating You and Me? 4.74 Degrees” By John Markoff and Somini Sengupta. NYT. November 21, 2011 (Etude Facebook)
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“Instant-Messagers Really Are About Six Degrees from Kevin Bacon: Big Microsoft Study Supports Small World Theory” By Peter Whoriskey. The Washington Post. Saturday, August 2, 2008
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“Who is the Center of the Hollywood Universe?” – The Oracle of Bacon – 24 Jun 2011
Image : Milgram, 1967. Résultats de l’étude “Nebraska” : 160 envois, 44 réussites (27,5%).
3. Le mythe du cerveau droit créatif
C’est la théorie des deux hémisphères : le cerveau gauche est logique et le cerveau droit est créatif. Donc c’est simple : si vous voulez être créatif il vous suffit de vous orienter vers votre cerveau droit. Est-ce vraiment ce qui se passe dans le cerveau ?
Pas vraiment : c’est moins net qu’on le croit.
Aziz-Zadeh, Liew & Dandekar (2012) ont placé sous IRM fonctionnel des personnes à qui ils ont demandé de réaliser des tâches créatives et d’autres non créatives. Par exemple ils ont demandé de réarranger un cercle, un C et un 8 pour créer une nouvelle image (tâche créative) et de réassembler mentalement des formes pour créer un carré ou un rectangle (tâche non créative). Résultat : la tâche créative impliquait les deux hémisphères alors que l’autre n’impliquait que l’hémisphère gauche.
Les hémisphères ne sont donc pas aussi séparés qu’on le dit généralement et (comme indiqué Lettre 16), la créativité ne vient pas de nulle part mais implique beaucoup de travail de l’ensemble du cerveau.
Lien :
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“Debunking the Right-Brain Creativity Myth” By Orion Jones. Big Think. March 11, 2012
Photo : “Brain” par TZA. Licence CC BY-NC
4. Fantastique publicité belge
Une publicité virale pour la nouvelle chaîne télévisée TNT. Elle a été vue plus de 11 millions de fois les deux premiers jours, et elle les vaut. Si vous ne la connaissez pas…
Youtube: “A Dramatic Surprise on a Quiet Square” (1’46”)
5. Articles cités
Aziz-Zadeh, L., Liew, S.-L., & Dandekar, F. (2012). Exploring the Neural Correlates of Visual Creativity. Social cognitive and affective neuroscience. doi:10.1093/scan/nss021
Backstrom, L., Boldi, P., Rosa, M., & Ugander, J. (2011). Four degrees of separation. Arxiv preprint arXiv: Retrieved from http://arxiv.org/abs/1111.4570
Bénesteau, J. (2002). Mensonges freudiens : Histoire d’une désinformation séculaire. Bruxelles: Pierre Mardaga.
Jakez Helias, P. (1976). Le cheval d’orgueil: Mémoires d’un Breton du pays bigouden. (p. 568). Paris: Plon Terres Humaines.
Johnson, C. E. “Buzz.” (1994). The 7%, 38%, 55% Myth. The Anchor Point.
Mehrabian, A, & Ferris, S. R. (1967). Inference of attitudes from nonverbal communication in two channels. Journal of consulting psychology, 31(3), 248-52. doi:10.1037/h0024648
Mehrabian, Albert, & Wiener, M. (1967). Decoding of Inconsistent Communications. Journal of Personality and Social Psychology, 6(1), 109-114. doi:10.1037/h0024532
Milgram, S. (1967). The small world problem. Psychology today, 1(1).
Ugander, J., Karrer, B., Backstrom, L., & Marlow, C. (2011). The Anatomy of the Facebook Social Graph. Arxiv preprint arXiv:, 17. Physics and Society, . Retrieved from http://arxiv.org/abs/1111.4503
Citation de cette page :
Gouillou, Philippe (2012) : "Lettre Neuromonaco 23: Trois mythes de la psychologie". (03 May 2012) Neuromonaco. Retrieved from https://neuromonaco.com/lettres/lettre23.htm on 20 Dec 2014. 2209 words.
[Lettre Neuromonaco 23: Trois mythes de la psychologie](https://neuromonaco.com/lettres/lettre23.htm). Philippe Gouillou. _Neuromonaco_. 03 May 2012
[…] rappel (voir Lettre 23 : “Trois mythes de la psychologie“), la séparation hémisphère droit / hémisphère gauche du […]
[…] M pour le 2ème (Youtube : 5’21″). A comparer avec la publicité TNT (à voir ici) qui avait été vue 11 millions de fois en 2 […]