45: Management : Cadors et dominés
October 29, 2012 Lettres Philippe Gouillou 6 responses
Tagged with: Confiance • IDP • Management • StatutEtre dominant c’est le top (pour négocier, gagner de l’argent, faire un beau mariage, etc.) mais être dans un monde de dominants c’est l’horreur. Heureusement, un grand nombre d’entre nous montrons des tendances sélectionnées à accepter les contraintes, à anticiper négativement les problèmes, et à ainsi être plus fiables. C’est la base de la civilisation.
Sommaire
- 1. Guilt-Proneness: dominance et culpabilité
- 2. A lire : Ces grands singes qui nous dirigent
- 3. Management : les cadors démotivent les autres
- 4. Administrophobie
- 5. Video : Hypnotiser pour tuer ? (Derren Brown : Assassin)
- 6. Articles cités
1. Guilt-Proneness: dominance et culpabilité
“Quand les hommes de 120 kilos disent certaines choses, les hommes de 60 kilos les écoutent.“
Michel Audiard
S’il y a des dominants, c’est qu’il y a des dominés : le positionnement des uns n’est rendu possible que par le positionnement des autres. Nous sommes là dans une situation dite “dépendante de la fréquence” et elle est modélisable par l’étude des “Stratégies Evolutionnairement Stables” (ESS: “Evolutionary Stable Strategies“, voir : Gouillou, 2010 pp 46-47).
Une “Stratégie Evolutionnairement Stable” est une stratégie évolutionnaire (en quelque sorte un positionnement) qui en Théorie des Jeux ne peut pas être envahie par une autre stratégie : sa représentation reste constante1. Elle signifie donc que chacun a intérêt à conserver son positionnement.
Pour le jeu dominant-dominé c’est facile à comprendre : il est souvent prudent de se soumettre à plus dangereux que soi (voir la citation d’Audiard ci-dessus et cet article sur l’ENA).
Mais il ne s’agit pas toujours que d’une réaction opportuniste face à un danger immédiat : si les humains sont capables d’une certaine souplesse dans les hiérarchies (le patron peut ainsi se retrouver à prendre des cours de sport auprès d’un de ses employés), certaines personnes ont naturellement tendance à chercher à toujours dominer, tandis que d’autres se retrouveront généralement dans une position dominée (et l’employé devra rester prudent lors de ses cours de sport…). Il s’agit bien de stratégies au long terme.
Les avantages
Au niveau du groupe, le nombre de personnes non dominantes est un fort avantage. En fait, la capacité à se soumettre à des règles communes est à la base même de la civilisation (politesse, sacrifice, etc.) et elle a été partiellement sélectionnée :
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Il y a beaucoup plus de conflits dans les sociétés polygames où l’importance d’être dominant est beaucoup plus grande2 que dans les sociétés monogames.
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En Europe, les difficultés de vie en Europe dues à la Toundra3, le système de mariage (voir la ligne de Hajnal, Lettre 15) ainsi que la Peste Noire (entre autres) ont eu une influence permettant le développement du système de coopération à très large échelle (hors parentèle) où nous vivons maintenant.
La “Guilt-Proneness” (tendance à la culpabilité)
L’individu non dominant aura besoin d’alliances (pour monter dans la hiérarchie ou tout simplement pour survivre) et il montrera des traits de personnalités lui facilitant cet objectif.
Une nouvelle étude de Cohen et al. (2012) a montré que les personnes ayant tendance à la honte (“shame-proneness“) et à la culpabilité (“guilt-proneness“) sont les plus à même de respecter les règles.
“Les personnes qui obtenaient un score élevé de disposition à la culpabilité étaient plus susceptibles d’être sympathiques, de prendre en considération le point de vue des autres et les conséquences futures de leur comportement ainsi que de valoriser le fait d’avoir des traits moraux. Les recherches ont montré qu’elles sont moins susceptibles de prendre des décisions d’affaire contraires à l’éthique, de mentir pour un gain monétaire, ou de tricher lors de négociations. Elles sont également moins susceptibles d’adopter des comportements contreproductifs au travail.”
En d’autres termes ces personnes sont de meilleures partenaires et amies, tant au niveau privé qu’au niveau professionnel. Coup de chance : Cohen et al. en trouvent une proportion de 60 à 70%.
Gilbert (2000) avait noté que la honte, mais pas la culpabilité, est bien liée à la position dominée :
“La Théorie des rangs sociaux” (Social rank theory) affirme que les émotions et les humeurs sont significativement influencées par la perception personnelle de son statut/rang ; c’est-à-dire le degré auquel quelqu’un se sent inférieur aux autres et regardé de dessus. Une conséquence commune de cette perception est le comportement soumis.”
et :
“Nos résultats confirment que la honte, l’anxiété sociale et la dépression (mais pas la culpabilité) sont fortement liées au sentiment d’infériorité et au comportement soumis.”
Le lien entre Pouvoir et Rupture des règles (voir la conférence ECOBIZ 2011 pp 6-7) est donc dans les deux sens et la position dominée s’accompagne de modifications au niveau des traits de personnalité.
Pour aller plus loin
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Les effets de la shame-proneness ne sont pas tous positifs : Thomson et al. (2004) ont montré que les personnes en montrant un haut niveau ont tendance à abandonner plus vite les tâches difficiles.
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En 2011, Cohen et al. ont introduit un nouveau test permettant de mesurer la shame-proneness : le GASP.
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Une étude de Ruedy et al. (2012) montre que le simple fait d’avoir un comportement immoral provoque un boost positif, ce qu’elle appelle “Cheater’s High” (le “High” (haut) du tricheur).
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Jacques Lecomte remarquait dans ses interviews pour la sortie de son livre (“La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité“) que le conflit permanent est rare (même chez les chimpanzés la vie est assez pacifique), et il affirmait que “l’homme est prédisposé à la bonté” (insistance ajoutée).
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La religion est une excellente source de conflits meurtriers mais il semble qu’elle peut aussi parfois avoir un effet pacificateur au sein des groupes : Laurin et al. (2012) ont trouvé que “outsourcer” la punition à un contrôle divin limite la dureté des punitions terrestres.
Notes
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Dans le Dilemme du Prisonnier la seule stratégie évolutionnairement stable est celle de trahir systématiquement. Dans d’autres jeux plusieurs équilibres sont possibles. Voir la Lettre 15 : “Générer la confiance par la Théorie des Jeux“.
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95% des éléphants de mer mâles n’ont pas de descendant et ne transmettent pas leur gènes. La plupart des 5% sont des dominants, plus gros et plus forts, mais certains sont des “traîtres” plus petits qui réussissent à se faufiler (avec l’assentiment des femelles).
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On distingue la Monogamie écologiquement imposée (les difficultés de vie faisaient que très peu pouvaient avoir plusieurs épouses, exemple : l’Europe de la Toundra) de la Monagamie socialement imposée (exemples : Tunisie en 1956, Maroc en 2005)
Liens :
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“L’ENA, facteur de déclin français ?” Par Patrick Fauconnier. Le Nouvel Observateur. Créé le 25-10-2012 à 20h20 – Mis à jour le 26-10-2012 à 13h18
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“Un trait de personnalité lié aux comportements non-éthiques” Psychomedia. 13 octobre 2012
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“Et si l’homme était un ami pour l’homme ?” Par Sophie Péters. La Tribune. 06/06/2012
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“L’homme est prédisposé à la bonté” Par Pascale Senk. Le Figaro. 04/06/2012
2. A lire : Ces grands singes qui nous dirigent
Marie Muzard a mis en ligne son livre de 1993 : “Ces grands singes qui nous dirigent : Ethnologie du pouvoir dans l’entreprise“.
D’accès très facile, ce livre met en parallèle les luttes pour le pouvoir au sein des sociétés de primates et les comportements des dominant(e)s et des dominé(e)s au sein des entreprises. Il donne ainsi plein d’exemples d’applications d’un des domaines de recherche présentés ici.
Elle l’annonce ainsi :
“Ces grands singes qui nous dirigent, le livre que j’ai écrit il y a quelques années, étant épuisé, j’ai voulu le mettre à disposition en ligne (format PDF), pour ceux que ma démarche intéressent : les jeux de pouvoir dans l’entreprise éclairés par la primatologie. Nombre de nos comportements au bureau, que nous soyons chefs ou subordonnés, trouvent leur origine dans notre héritage de grand singe.”
Voir aussi la présentation qui en avait été faite dans L’Expansion à sa sortie.
Extrait du Chapitre 11 : “Les femelles et le pouvoir”
Cet extrait vient juste après la présentation de la vie des femelles chimpanzées et de l’importance de leur statut pour la survie de leurs enfants.
“La carrière des femelles dans l’entreprise
Promotion canapé
Les conditions de réussite sociale des femelles dans l’entreprise ne sont pas très différentes de celles de leurs cousines singes. On ne peut pas nier que l’origine sociale familiale conditionne en partie la carrière de la jeune femelle.
Celles qui sont issues de milieux bourgeois ont recours presque naturellement à des parades d’autorité voire d’intimidation. Dès leur arrivée dans l’entreprise, elles se comportent avec assurance, se déplacent la tête haute, le sourire aux lèvres, détendues. Elles ont tendance à reproduire les attitudes observées chez leurs parents.
Néanmoins, leur rang d’origine ne leur épargne pas les affrontements avec les autres. Très vite, elles doivent subir les provocations des anciennes et leurs tentatives de déstabilisation ; elles doivent alors faire preuve d’habileté. Comme chez les singes, le fait d’être la plus grande ou la plus forte ne leur est d’aucun secours: il vaut mieux qu’elles tissent leur réseau d’alliés.
Les plus jolies ont un atout incontestable par rapport aux autres dans la mesure où elles ont plus de chances d’obtenir la protection du sexe opposé dans l’entreprise.”
Liens :
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“Des patrons et des singes” par Vincent Nouzille. L’Expansion. 15/04/1993
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“Ces grands singes qui nous dirigent“. par Marie Muzard. Nous autres les primates. 16 novembre 2009
Merci à P.M. pour le lien.
3. Management : les cadors démotivent les autres
Que se passe-t-il quand une société met en place un système individuel d’encouragement et qu’un des employés domine largement la compétition ?
Comme on s’en doute : les autres abandonnent la compétition.
Jennifer Brown (2011) a pu démontrer cet effet dans le domaine du golf. Elle a comparé les performances des meilleurs joueurs en tournoi quand Tiger Wood (qui gagnait systématiquement) jouait et quand il ne jouait pas : en présence de la superstar, les autres golfeurs jouaient moins bien.
Lien : “Le statut de superstar entrave la compétition” – Body Science – lundi 13 février 2012
Photo : “Oddball” par Nina Matthews Photography – Licence CC-BY
4. Administrophobie
(Lien vers un Gif Animé : cliquez sur l’image pour afficher l’animation)
L’impression tenace de ne jamais être dans la file la plus rapide ne serait pas due à la Loi de Murphy mais aux probablilités : on compare sa file aux deux voisines en n’ayant en effet qu’une chance sur trois d’être dans la plus rapide. Ce raisonnement ne tient cependant pas pour les administrations où il n’y a que deux files…
Image : Auteur inconnu, trouvée sur Imgur : http://i.imgur.com/yU7bA.gif
5. Video : Hypnotiser pour tuer ? (Derren Brown : Assassin)
Un autre type de pouvoir et de dominance.
Dans sa série pour la TV anglaise “The Experiments“, Derren Brown a hypnotisé un cobaye tout à fait gentil pour le programmer à tuer Stephen Fry lors d’une de ses conférences…
Si vous n’avez pas le temps de tout regarder, voyez les 10 dernières minutes de conclusion à partir de 37’33” (click : accès direct). La copie écran ci-dessus a été prise à 43’02”.
Remarque : j’avais déjà cité Derren Brown dans la Lettre 2 (“Manipuler sans se faire prendre : Priming et Subliminal“) pour une de ses vidéos qui est un exemple impressionnant de l’efficacité du priming.
Youtube : Derren Brown – The Experiments: The Assassin (Full) (47’46”)
6. Articles cités
Brown, J. (2011). Quitters Never Win: The (Adverse) Incentive Effects of Competing with Superstars. Journal of Political Economy, 119(5), 982–1013. doi:10.1086/663306
Cohen, T. R., Panter, A. T., & Turan, N. (2012). Guilt Proneness and Moral Character. Current Directions in Psychological Science, 21(5), 355–359. doi:10.1177/0963721412454874
Cohen, Taya R, Wolf, S. T., Panter, a T., & Insko, C. a. (2011). Introducing the GASP scale: a new measure of guilt and shame proneness. Journal of personality and social psychology, 100(5), 947–66. doi:10.1037/a0022641
Fergus, T. A., Valentiner, D. P., McGrath, P. B., & Jencius, S. (2010). Shame- and guilt-proneness: relationships with anxiety disorder symptoms in a clinical sample. Journal of anxiety disorders, 24(8), 811–5. doi:10.1016/j.janxdis.2010.06.002
Gilbert, P. (2000). The relationship of shame, social anxiety and depression: the role of the evaluation of social rank. Clinical Psychology & Psychotherapy, 7(3), 174–189. doi:10.1002/1099-0879(200007)7:3<174::AID-CPP236>3.0.CO;2-U
Gouillou, P. (2010). Pourquoi les femmes des riches sont belles : programmation génétique et compétition sexuelle (2° ed., p. 238). Louvain: De Boeck.
Laurin, K., Shariff, A. F., Henrich, J., & Kay, A. C. (2012). Outsourcing punishment to God: beliefs in divine control reduce earthly punishment. Proceedings. Biological sciences / The Royal Society, 279(1741), 3272–81. doi:10.1098/rspb.2012.0615
Muzard, M. (1993). Ces grands singes qui nous dirigent : Ethnologie du pouvoir dans l’entreprise. Paris: Albin Michel. ISBN: 978-2226062154.
Namie, G. (2010). The WBI U . S . Workplace Bullying Survey conducted by Zogby International. Workplace Bullying Survey (p. 17).
Ruedy, N., Moore, C., Gino, F., & Schweitzer, M. E. (2012). The Cheater’s High: The Unexpected Affective Benefits of Unethical Behavior. SSRN Electronic Journal, 49. doi:10.2139/ssrn.2112614
Tangney, J. P., Wagner, P., & Gramzow, R. (1992). Proneness to shame, proneness to guilt, and psychopathology. Journal of abnormal psychology, 101(3), 469–78. Pubmed: 1500604
Thompson, T., Altmann, R., & Davidson, J. (2004). Shame-proneness and achievement behaviour. Personality and Individual Differences, 36(3), 613–627. doi:10.1016/S0191-8869(03)00121-1
Zhong, J., Wang, A., Qian, M., Zhang, L., Gao, J., Yang, J., Li, B., et al. (2008). Shame, personality, and social anxiety symptoms in Chinese and American nonclinical samples: a cross-cultural study. Depression and anxiety, 25(5), 449–60. doi:10.1002/da.20358
Citation de cette page :
Gouillou, Philippe (2012) : "Lettre Neuromonaco 45: Management : Cadors et dominés". (29 Oct 2012) Neuromonaco. Retrieved from https://neuromonaco.com/lettres/lettre45.htm on 20 Dec 2014. 2336 words.
[Lettre Neuromonaco 45: Management : Cadors et dominés](https://neuromonaco.com/lettres/lettre45.htm). Philippe Gouillou. _Neuromonaco_. 29 Oct 2012
Vraiment vous êtes attentif à ne livrer que des choses testées. J’attends donc celui sur la procrastination avec intérêt et patience .
Parlant de cadors et domines, que vaut cette analyse de l’autorité :
http://authorityrules.com/public/downloads/AuthorityRules.pdf
J’ai enchainé ces deux lectures, coïncidence ou synchronicité.
Ce texte propose une stratégie Google basée sur le contenu qui me semble bien être la plus efficace (c’est ce que je fais avec ce site !), et l’analogie avec l’autorité est assez bonne.
Pour qu’elle marche il faut cependant deux conditions supplémentaires qu’on ne maîtrise pas à fond parce qu’elles sont liées au sujet : le hasard (le sujet devient à la mode au bon moment, c’est ce qui s’était passé pour moi il y a 15 ans avec https://douance.org ), et la possibilité d’envoyer certains messages précis (pas toujours possible).
Mais de toute façon comme le robot Google est de plus en plus “intelligent” (ou human like), l’approche contenu est de plus en plus valide.
Rem : je suis très heureux de vous avoir convaincu de mon implication dans ces lettres !
45: Management : Cadors et dominés http://t.co/GgcDjYqp vía @onswipe
Juste pour vous dire que je suis “impatiente” concernant la procastrination!
Etant un labo vivant..
Je n’ai pu que céder face à tant de pression : la lettre 46 vous donnera LA solution ultime !
[…] Flegr & Havlícek (1999) ont trouvé que les femmes atteintes de toxoplasmose “ont une plus haute intelligence, moins de guilt proneness” (tendance à la culpabilité, voir Lettre 45.1 : “Guilt-Proneness: dominance et culpabilité“) […]