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25: Réalités, ToM et Neurones Miroirs

May 17, 2012      Lettres      Philippe Gouillou      6 responses

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Rien ne permet de prouver que la réalité existe et même si elle existe chacun la perçoit différemment. Comment faire alors pour prédire le comportement des autres ? Comment faire pour communiquer ? En fait tout est prévu : grâce à notre “ToM” (“Theory of Mind”) et à nos “Neurones Miroirs” nous pouvons savoir précisément ce qui se passe dans le cerveau de nos congénères… et agir dessus.

Sommaire

Cette lettre avait été envoyée par email le 30 avril 2012 : Abonnez-vous pour les recevoir en temps réel


1. Vivons-nous dans le même monde ?

Reality is overrated

Un jour une étudiante au Canada m’a demandé de définir la réalité pour elle, pour un papier qu’elle était en train d’écrire pour sa classe de philo. Elle voulait une réponse en une phrase. J’ai réfléchi, et puis j’ai finalement répondu : “La réalité c’est ce qui continue d’exister quand on a cessé d’y croire“. C’est tout ce que j’avais pu trouver. C’était en 1972. Depuis, je n’ai pas été capable de définir la réalité plus lucidement. Mais le problème est un vrai problème, pas juste un jeu intellectuel.
(Philip K. Dick, 1978)

La question de Philip K. Dick n’est toujours pas résolue : on ne peut pas démontrer que la réalité existe, on ne la connaît que par nos sens qui l’interprètent, c’est trop indirect pour être une preuve.

Un monde construit par nos sens

Les Constructivistes en psychologie considèrent que cette interprétation est tout ce qui compte : on ne réagit pas à la réalité mais à sa représentation (voir la Lettre 21: “1. Palo Alto : Paradoxe et niveaux en Communication“). Et en effet, que la réalité existe ou non, nos sens nous limitent complètement :

  1. Ils ne nous permettent de sentir qu’une partie de la réalité (exemple : nous ne voyons pas les ultraviolets)

  2. Ils interprètent et transforment les sensations reçues pour en faire une perception cohérente (exemple : il faut que la lumière soit très colorée pour que la feuille de papier n’apparaisse plus blanche, dans la plupart des cas le cerveau compense les différences de luminosité)

Cela va très loin, le concept d’Umwelt postule même l’existence de “mondes propres” à chaque espèce  :

“La théorie de von Uexküll explique que des organismes, bien que partageant le même environnement peuvent néanmoins avoir l’expérience de différents « mondes propres ». Ainsi, une abeille qui partage le même environnement qu’une chauve-souris, ne vivra pour autant pas dans le même monde sensoriel. L’abeille étant sensible à la lumière polarisée et la chauve-souris aux ondes issues de l’écholocation (choses leur étant réciproquement inaccessibles) auront une perception différente de leur univers au travers du prisme déformant de leurs sens propres.”
(Wikipedia FR)

Si chacun a un accès personnel à la réalité et en plus interprète de manière personnelle les informations obtenues, peut-on communiquer d’individu à individu ? Ne sommes nous pas dans des mondes étanches ?

Atteindre le cerveau des autres

En fait, non, il y a une limite à ces différences : les variations individuelles se situent au niveau du résultat, pas du processus. Nos sens n’interpréteront pas de la même manière le monde, mais leur processus d’interprétation est le même chez tous, et on peut le connaître.

En d’autres termes : nous ne pouvons pas précisément savoir ce que l’autre perçoit, mais nous savons que les traitements qu’il met en jeu dans cette perception sont globalement les mêmes que les nôtres et qu’en conséquence les différences finales seront restreintes.

Notre cerveau le sait, et il s’en sert : 

  • Au niveau fonctionnel : on peut se mettre à la place de l’autre et on le fait (voir la “ToM”)

  • Au niveau structurel : nos neurones apparaissent parfois capables de reproduire biologiquement ce que vit l’autre (voir les “Neurones Miroirs”)

Pour aller plus loin

  • Le problème de l’impossibilité de s’assurer de la réalité est le thème majeur de l’oeuvre de Philip K. Dick : “Ubik“, “Blade Runner“, “Total Recall“, “Minority Report“, etc.

  • Le film Matrix a popularisé l’hypothèse du “Cerveau dans une bassine” (“Brain in a Vat“) ou juste des bits dans un ordinateur. C’est une hypothèse fascinante : avec l’évolution de l’informatique, il sera bientôt possible de créer des simulations informatiques d’univers, qui pourront être reproduites à volonté. Dès lors : où aurons-nous la plus forte probabilité de nous trouver ? dans l’unique “réalité” ? ou dans l’une des milliards de simulations ? Conclusion : nous sommes déjà très certainement dans une simulation informatique… (pour les contre-arguments voir notamment : Bostrom, 2010)

  • XKCD a illustré le concept d’Umwelt en publiant une page (la n° 1037) qui affiche des dessins différents selon le navigateur utilisé, le lieu de connexion, etc. (explications en anglais ici)


2. ToM : La Théorie de l’Esprit

Cerveau

Faites ce petit test :

Marie range son crayon dans sa trousse rouge puis sort de la pièce. Pendant son absence, sa mère déplace le crayon vers la trousse bleue. Quand Marie reviendra, où cherchera-t-elle son crayon ?

Vous avez réussi ?

Ce test mesure ce qu’on appelle la “Théorie de l’Esprit” (en anglais : “ToM” pour “Theory of Mind“) : la capacité à se mettre à la place de l’autre pour voir le monde de son point de vue en prenant en compte les informations dont il dispose.

Ce test paraît extrêmement facile mais il faut plusieurs années pour y parvenir : les enfants normaux (neurotypiques) ne le réussissent qu’à partir de 3 ou 4 ans, les autistes y ont beaucoup plus de mal (exemple : Moran et al., 2010), et au cours de la vie les accidents peuvent l’impacter (voir la méta-étude de Martín-Rodríguez & León-Carrión, 2010).

Remarques :

  • Entre autres avantages, cette capacité à se mettre à la place de l’autre permet de dépasser ses propres biais et de mieux tirer profit de conseils (Yaniv & Choshen-Hillel, 2012).

  • Une forte ToM aide bien sûr à manipuler les autres, mais Barlow et al. (2010) n’ont pas trouvé que les enfants à forte ToM étaient plus machiavéliques.

Image : Auteur inconnu


3. Les neurones miroirs

Quand Harry rencontre Sally

En 1992, Di Pellegrino et al. ont annoncé avoir découvert que les mêmes neurones qui s’activent chez un macaque réalisant un mouvement s’activent aussi quand il observe ce mouvement chez un autre.

Début 2010, Mukamel et al. ont annoncé avoir, pour la première fois, pu démontrer la présence de ces neurones miroirs chez les humains.

Entre temps, ces “Neurones Miroirs” sont  devenus célèbres et ont été cités pour expliquer entre autres :

  • L’apprentissage : observer quelqu’un faisant une action aurait un effet de préparation du cerveau pour la réalisation de cette même action (Craighero et al., 1999, avaient montré que se préparer mentalement à un mouvement accélère celui-ci, les neurones miroirs le feraient donc automagiquement) ;

  • La ToM : voir ci-dessus ;

  • L’imitation : très utilisé en neuromarketing (voir ci-après).

Cependant, si leur existence semble prouvée, l’action de ces neurones miroirs est encore énormément débattue et ils n’auraient peut-être aucun lien avec l’apprentissage (voir notamment The Neurocritic, 2010 qui critique Rizzolatti & Sinigaglia, 2010).

Application  pratique

Quels que soient les doutes à leur sujet, les neurones miroirs sont la cible d’énormément de publicités actuelles :

  • Pour les produits matériels : on montre le client prenant du plaisir à manipuler / consommer le produit.

    Exemple : Vous vous rappelez la remarque de la dame dans le restaurant à la fin de la plus célèbre scène du film “Quand Harry rencontre Sally” (video) ? C’est exactement l’effet que veulent provoquer chez vous les marques qui vous montrent des femmes affichant un orgasme en mangeant leur yaourt.

  • Pour les produits immatériels : si on ne peut pas montrer de mouvement, il est souvent possible d’en inventer un et de l’associer à l’idée.

    Exemple : Cibler les neurones miroirs était très certainement l’objectif de l’équipe de campagne du Parti Socialiste quand il a lancé “la vague” en janvier 2012, ce mouvement des bras que devaient faire les militants pour ancrer le slogan (video). L’efficacité n’a cependant pas pu être réellement mesurée : le projet a été laissé de côté (peut-être pour références historiques trop évidentes).

Image : Screenshot de : “When Harry Met Sally – Restaurant Orgasm Scene” (1’36”)


4. Vidéo : Meow par Cyriak

Une autre “réalité” : l’apocalypse zombie, animée et mise en musique par l’extraordinaire Cyriak sur des images de Sarah Brown (laisser le son).

Cyriak Harris est un artiste anglais dont la vidéo la plus célèbre (“Cows & Cows & Cows“) a été vue plus de 15 millions de fois : il en existait même récemment une version de 10 heures qui avait été vue (partiellement ?) plus de 1,7 millions de fois !

Anecdote : le 9 septembre 2009, Derren Brown (celui-là même cité dans la Lettre 2 : “Manipuler sans se faire prendre : Priming et Subliminal“) avait “prédit” en direct les résultats de la loterie, et Cyriak avait été le premier à publier le truc utilisé.

YouTube: “Meow” by Cyriak Harris (2’46”)


5. Articles cités

Barlow, A., Qualter, P., & Stylianou, M. (2010). Relationships between Machiavellianism, emotional intelligence and theory of mind in children. Personality and Individual Differences, 48(1), 78-82. Elsevier Ltd. doi:10.1016/j.paid.2009.08.021

Bostrom, B. Y. N. (2010). Are You Living in a Computer Simulation? Simulation-Argument.com.

Craighero, L., Fadiga, L., Rizzolatti, G., & Umiltà, C. (1999). Action for perception: a motor-visual attentional effect. Journal of Experimental Psychology: Human Perception and Performance, 25(6), 1673-1692. American Psychological Association. Pubmed: 10641315

Di Pellegrino, G., Fadiga, L., Fogassi, L., Gallese, V., & Rizzolatti, G. (1992). Understanding motor events: a neurophysiological study. Experimental Brain Research, 91(1), 176-180. Springer.

Dick, Philip K. (1978). How to Build a Universe That Doesn’t Fall Apart Two Days Later.

Deely, J. (2004). Semiotics and Jakob von Uexküll’s concept of umwelt. Sign Systems Studies, (32).
PDF: http://www.ut.ee/SOSE/sss/deely32.pdf

Martín-Rodríguez, J. F., & León-Carrión, J. (2010). Theory of mind deficits in patients with acquired brain injury: a quantitative review. Neuropsychologia, 48(5), 1181-91. doi:10.1016/j.neuropsychologia.2010.02.009

Moran, J. M., Young, L. L., Saxe, R., Lee, S. M., O’Young, D., Mavros, P. L., & Gabrieli, J. D. (2011). Impaired theory of mind for moral judgment in high-functioning autism. Proceedings of the National Academy of Sciences, 1011734108-. doi:10.1073/pnas.1011734108

Mukamel, R., Ekstrom, A. D., Kaplan, J., Iacoboni, M., & Fried, I. (2010). Single-neuron responses in humans during execution and observation of actions. Current biology : CB, 20(8), 750-6. doi:10.1016/j.cub.2010.02.045

Neurocritic, T. (2010). Mirror Neuron Death March. The Neurocritic.

Rizzolatti, G., & Sinigaglia, C. (2010). The functional role of the parieto-frontal mirror circuit: interpretations and misinterpretations. Nature reviews. Neuroscience, 11(4), 264-74. doi:10.1038/nrn2805

Yaniv, I., & Choshen-Hillel, S. (2012). When guessing what another person would say is better than giving your own opinion: Using perspective-taking to improve advice-taking. Journal of Experimental Social Psychology, 1-15. doi:10.1016/j.jesp.2012.03.016


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Citation de cette page :

(2012) : "Lettre Neuromonaco 25: Réalités, ToM et Neurones Miroirs". ( Neuromonaco. Retrieved from https://neuromonaco.com/lettres/lettre25.htm on 20 Dec 2014. 1894 words.

[Lettre Neuromonaco 25: Réalités, ToM et Neurones Miroirs](https://neuromonaco.com/lettres/lettre25.htm). Philippe Gouillou. _Neuromonaco_. 17 May 2012



6 Responses to “25: Réalités, ToM et Neurones Miroirs”

  1. Gabrielle Fric says:

    Les processus du cerveau diffèrent, on peut considérer que pour une moyenne incluant ne grand majorité ils ne diffèrent pas, mais je ne comprends pas que synthétisant tout ce que vous voyez sortir comme étude, vous puissiez affirmer, les processus ne diffèrent pas.
    Le processus décisionnel même pour un achat, ce qui va oui ou non, laisser l’impulsione t le désir prendre le pas, cela change selon les capacité, l’environnement éducatif et cognitif de la personne.
    Par exemple le bilinguisme ou simplement apprendre des langue augmente les capacités cognitives, donc les connections, plus une personne peut mobiliser de connections plus son processus décisionnel va passer par des chemins différents.
    Il y aplusieurs erreurs dans toutes ces études: dans la démarche:
    1) une science esta vant tout empirique, on observe un fait on cherche à démontrer et comprendre (cf Claude lévi-Strauss, un bon scientifique est celui qui se pose les bonnes questions)
    ici souvent on veut démontrer quelque chose et on réunit les infos pour ce qui rends les “pseudo découvertes” contextuelles!
    c’est dommage, sinon, c génial

    • Oui, et non : c’est en fait une question de niveau de détail (et de limitation du vocabulaire).

      Ceci dit, vous soulevez là un problème essentiel dont j’ai prévu de parler dans une prochaine lettre (si je parviens à le faire en quelques lignes !) qui est celui des différences régionales. La plupart des études sont faites sur des personnes en provenance des sociétés WEIRD (qui ne signifie pas seulement “bizarre” mais aussi : “Western Educated Industrialized Rich and Democratic”) or il apparaît que l’adaptation pendant l’enfance modifie fortement les connexions cérébrales. Par exemple l’illusion de Müller-Lyer (la longueur d’un segment influencée par le sens des flèches) ne se retrouve pas dans les sociétés de chasseurs-cueilleurs. Voyez : http://blogs.plos.org/blog/2010/09/23/reflections-on-the-weird-evolution-of-human-psychology/

      C’est le problème général de la neuroplasticité et les débats à son sujet ne sont pas prêts de s’éteindre mais il reste qu’il y a des invariants. Pour l’exemple de l’illusion des flèches il semble que ce soit simplement la “fermeture” des “programmes ouverts” définis par Mayr en 1974 : l’adaptation du cortex à l’environnement aux débuts de la vie (voir le chapitre 6 de Geary : https://evopsy.com/bibliographie/livres-geary-hommes-femmes.htm ).

  2. […] France 2 a attaqué McDonald, la SNCF, L’Oréal, etc. pour avoir étudié comment le cerveau réagit à des messages mais n’a jamais critiqué (ni même cité!) le Parti Socialiste qui a utilisé une des méthodes découvertes par le neuromarketing pour manipuler les électeurs (Lettre 25 : “Les Neurones Miroirs”). […]

  3. […] Cette étude s’inscrit bien dans ce qui avait été décrit Lettre 25 (“Vivons-nous dans le même monde ?“) […]

  4. […] Pour rappel le Parti Socialiste français avait essayé d’utiliser d’autres méthodes : voir la lettre 25: “Les neurones miroirs“ […]

  5. […] En fait, ce que fait Rory Sutherland dans cette conférence est justement donner des exemples d’application pratique des thèmes abordés dans la Lettre 22 (“Palo Alto : Paradoxe et niveaux en Communication“) et la Lettre 25 (“Vivons-nous dans le même monde ?“). […]

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