58: Aucune décision n’est consciente
February 11, 2013 Lettres Philippe Gouillou 6 responses
Tagged with: Déclencheurs • Microbiote • SubliminalVous croyez prendre des décisions consciemment réfléchies ? Aucune chance : la conscience est en retard, elle n’intervient qu’après que la décision soit prise. Mais ça ne signifie pas qu’elle n’a pas son importance. Aussi : pourquoi les talons hauts rendent sexy, un complément sur l’influence du microbiote sur le comportement (Lettre 57) et un Heat map de Gangnam Style.
Sommaire
- 1. Le retard du cerveau (et comment il compense)
- 2. Conscience = post-rationalisation ?
- 3. Les talons hauts : des superstimuli
- 4. Ailleurs : le E280 provoque-t-il l’autisme régressif ?
- 5. Video : L’attraction de Gangnam Style au Eye-Tracking (Heat Map)
- 6. Articles cités
1. Le retard du cerveau (et comment il compense)
C’est le problème du dinosaure. Imaginez qu’on lui touche en même temps le bout du nez et le bout de la queue : vu la différence de temps de trajet du stimulus nerveux, que percevra-t-il ? Aura-t-il une impression de simultanéité ou alors de deux événements séparés dans le temps ? Comment fera-t-il pour avoir une compréhension globale des deux stimuli ?
Le problème est le même chez les humains, même si les distances sont plus courtes : comment assemblerez-vous dans votre cerveau deux contacts au même moment l’un au bout du nez et l’autre au bout du pied ? Comment saurez-vous qu’ils sont simultanés ?
On considère qu’il faut en moyenne, chez les humains, un peu moins de 100 ms (soit 1/10° de seconde) pour qu’une perception soit intégrée par le cerveau, encore 100 à 200 ms pour qu’une réaction se mette en place et, au total, on compte jusqu’à 500 ms pour que l’information arrive à la conscience[1]. En d’autres termes : notre cerveau est en retard d’un dizième de seconde sur l’environnement et notre conscience est à la traîne… d’une demi seconde…
Comme déjà indiqué Lettre 50.1 (“Qu’est-ce que la perception“), Changizi et al. (2008) expliquent de nombreuses illusions d’optique par ce délai : le cerveau essaie de calculer par avance la situation et croit voir du mouvement où il n’y en a pas.
Le buffer de l’attention
Le cerveau ne fait cependant pas qu’essayer de prédire l’avenir : il va profiter de ce délai pour faire un traitement en profondeur de l’ensemble des informations perçues, et même pour cela remonter dans le temps.
Sergent et al. (2012) ont demandé aux testés de fixer un point central entre deux cercles vides (image ci-jointe). Pendant 50ms, l’un d’entre eux était rempli par des lignes parallèles d’orientation aléatoire et les testés devaient indiquer quelle était cette orientation. Une fois de temps en temps, l’un des cercles, celui rempli ou non, était obscurci, ce qui attirait l’attention des testés. Ils ont remarqué que quand le cercle obscurci était bien celui où les lignes apparaissaient, les testés répondaient mieux, y compris quand cet mise en attention se produisait jusqu’à 400 ms après l’apparition des lignes. En d’autres termes : l’aide apportée par l’obscurcissement aidait à percevoir un stimulus qui n’existait plus depuis 400 ms !
Cela signifie que les informations sont mémorisées dans une sorte de buffer, qui va construire la simultanéité et pour cela ira jusqu’à remonter dans le temps. On ne court pas seulement derrière le présent, on modifie le passé.
Vaughan Bell conclut dans Mind Hacks :
“Cela suggère que la conscience n’est pas de l’information sensorielle ‘filtrée’, mais une ‘conclusion’ active à partir d’informations distribuées au travers des sens, de l’espace et du temps.”
Pour aller plus loin
-
Les stimuli trop rapides pour atteindre la conscience sont dits “subliminaux“. Ils peuvent quand même avoir un impact sur nos attitudes et nos comportements, voir la Lettre 2: “Manipuler sans se faire prendre : Priming et Subliminal“.
Liens
-
“A retrospective editing of consciousness” by Vaughan Bell. Mind Hacks. 24 Jan. 2013
Notes :
-
Pour Dehaene & Changeux (2011), c’est le large embrasement (“ignition”) au travers d’axones longs d’une vaste zone du cerveau (dont le cortex pré-frontal) vers 200 à 400 ms qui marquerait l’accès à la conscience.
Photo : Attentat à Akuressa, Matara, Sri Lanka, le 10 mars 2009 : la bombe a déjà explosé, mais les premiers rangs n’ont pas encore eu le temps de le remarquer. Source et détails : “Sri Lanka and its long war“. Photo #21 (AP Photo/APTN). The Big Picture. March 11, 2009
2. Conscience = post-rationalisation ?
Vous avez un problème, y réfléchissez et prenez la décision la plus élaborée possible. Avez-vous décidé consciemment ? Non.
La conscience n’est en fait pas là où on le croit généralement dans le processus de décision. Dans l’image usuelle, la conscience est représentée comme la partie immergée de l’iceberg qui ne sera pas toujours mise en activité mais qui, quand elle le sera, va intégrer les informations pour construire une décision.
Ce modèle est de plus en plus remis en cause.
Une question de timing
Le problème est que les études montrent que le cerveau décide avant que la conscience ait pu être impliquée, et parfois jusqu’à plusieurs secondes avant (les deux plus célèbres sont : Libet et al., 1983 et Soon et al., 2008, voir l’excellente synthèse sur Science Etonnante).
Cela ne signifie cependant pas que la conscience n’aurait rien à voir avec la décision. L’idée est qu’elle interviendrait après pour analyser la décision et modifier les déterminants de la prochaine décision.
Pourquoi alors croit-on avoir décidé consciemment ? Il semble que ce soit un biais général : en 1999, Wegne & Wheatley ont montré qu’il suffit de penser à une décision avant qu’elle soit prise pour qu’elle soit perçue comme volontaire, même quand elle a été forcée.
Application pratique
Cette postériorité de la conscience montre l’importance du renforcement post-décision (la conscience étudiera le feedback pour orienter les décisions futures) et l’importance des déclencheurs et de l’environnement.
Pour aller plus loin
-
Le principal problème est bien sûr celui du libre arbitre : qu’en reste-t-il si les décisions ne sont pas conscientes ? Dans le même article, David Louapre présente l’approche “compatibiliste”, qui affirme qu’il n’y a pas d’opposition, et, dans les commentaires, il donne un exemple qui résume bien le problème et le généralise :
“Imagine qu’on te dise : on va te montrer 3 filles que tu connais déjà, et tu vas devoir choisir laquelle tu veux épouser. Et on va te mettre des électrodes sur la tête. Roulement de tambours (comme à « tournez manège »), une porte s’ouvre, les 3 filles apparaissent et là immédiatement la porte se referme et l’expérimentateur t’annonce que ca y est, l’IRM a révélé que c’est la fille n°2 que ton cerveau a choisit. Il me semble que cette situation correspond à un choix de libre-arbitre d’après la définition « compatibiliste », mais clairement pas d’après la définition « dualiste ».”
David Louapre -
La croyance ou non dans le libre arbitre modifie le fonctionnement du cerveau. Rigoni et al. (2011) ont refait l’expérience de Libet mais auprès de testés qui avaient auparavant lu soit un texte contre l’existence du libre arbitre, soit un texte neutre. Ces derniers ont montré un plus fort effet que les premiers. Neuroskeptic résume :
“Donc, ironiquement, lire un argument contre le libre arbitre réduit l’importance du phénomène qui est lui-même utilisé comme un argument contre le libre arbitre… c’est assez pour vous donner le tournis.”
-
Malcolm MacIver défend l’idée que la conscience sert à planifier et il cite la définition de Bruce Bridgeman (1992) :
“La conscience est l’opération du mécanisme d’exécution de plan, permettant au comportement d’être guidé par des plans plutôt que par les contraintes environnementales immédiates.”
Son idée est que la conscience a été rendue nécessaire par le passage sur la terre ferme : dans un environnement aquatique, où la visibilité est limitée, c’est la vitesse de réaction qui permettra la survie, alors que sur la terre ferme, où la visibilité est très grande, c’est la capacité à choisir le bon plan (ou trajet) pour atteindre ses objectifs.
On remarquera que cette approche n’implique pas que c’est la conscience qui décide : à un cocktail il y a plusieurs trajets pour atteindre le buffet, mais le choix de l’un ou l’autre ne sera pas toujours conscient, et dépendra dans tous les cas de facteurs non conscients.
Liens
-
“Le libre-arbitre existe-t-il ?” D. Louapre. Science Etonnante. 5 mars 2012
-
“Why Did Consciousness Evolve, and How Can We Modify It?” By Malcolm MacIver. Discover Magazine. March 14, 2011.
Pt. II: The Supremacy of Vision, May 23, 2011
Pt. III: Memory, Communication, and Perception, August 8, 2011 -
“Free Will Is In The Brain“. Neuroskeptic. May 19, 2011.
3. Les talons hauts : des superstimuli
Gurumed synthétise une étude de Morris et al. (2012) sur l’effet des talons hauts sur l’attractivité des femmes :
“Ils ont demandé à 12 femmes de marcher sur un tapis roulant, au même rythme, avec des chaussures plates et à talons de 6 cm (la norme). Toutes les femmes étaient habituées à marcher en talons et en portaient au moins une fois par semaine. Leurs mouvements d’épaules, de hanches et des jambes ont été représentés sur un plan par des points de lumière. Cela a permis ensuite d’observer la façon avec laquelle les femmes se sont “biomécaniquement” déplacées sans inclure leur apparence, mais juste en regardant le mouvement des points de lumière.”
Le résultat :
“Ils ont conclu que les femmes ont une démarche plus sexy en talons et que cela signifie que la fonction des talons est celle d’un “super-stimulus”, par la suraccentuation des caractères sexuels secondaires (comme le balancement de la hanche) qui sont donc sexuellement attirants. Ils comparent ensuite un modèle d’une marque très connue aux gonflements des postérieurs rouges de babouins en chaleur (c’est juste un exemple de stimulus).”
(mise en gras ajoutée)
On retrouve précisément les déclencheurs présentés dans les lettres 53 et 54 :
Lien et Image (détail) : “Comment les talons hauts affectent-ils le jugement porté sur l’attractivité d’une femme ?” Gurumed. 12 janvier 2013
4. Ailleurs : le E280 provoque-t-il l’autisme régressif ?
“Un individu a priori normal absorbant une grande quantité d’alcool ne se comportera pas normalement. De la même manière, je pense que des enfants a priori normaux exposés à des taux élevés d’acide propionique auront un comportement anormal.”
Derrick F. MacFabe (à 36’07”)
Suite à la Lettre de la semaine dernière (57: “Qui êtes-vous ? Qui décide pour vous ?“), Laura T. m’a fait découvrir un superbe documentaire d’Arte sur l’hypothèse bactérienne, intégrant à la fois le microbiote et l’épigénétique, pour expliquer une forme particulière d’autisme. L’hypothèse est contestée, mais elle a des arguments en sa faveur.
J’ai mis en ligne sur Evopsy un court article sur cette vidéo : “Microbiote : à l’origine d’une forme d’autisme ?“.
Photo : Derrick F. MacFabe (Copie écran à 36’08”)
5. Video : L’attraction de Gangnam Style au Eye-Tracking (Heat Map)
Marcelo Peruzzo (Chief Brain Officer de Ipdois Neurobusiness, Brésil) a mis 20 hommes et 20 femmes sous eye-tracking (suivi des yeux) en même temps que leurs expressions du visage étaient décodées et que la conductance de leur peau était mesurée (pour l’émotion).
Il a constaté que la plupart des testés ont vécu du bonheur, de la tristesse et de la surprise pendant qu’ils regardaient la vidéo, mais pas de dégoût, colère ni peur. Il a aussi remarqué que le système limbique était bien stimulée par les scènes sexy.
La vidéo ci-dessus ne montre qu’une petite partie des résultats obtenus : il manque notamment la distinction par sexe mais elle reste un Heat Map très intéressant qui montre ce qu’il est possible de faire sans même utiliser toute l’artillerie du neuromarketing. Elle montre aussi que ce n’est pas pour rien que cette vidéo a fait un tel hit même si bien sûr il a fallu ensuite la rétroaction positive du succès.
Remarque : le eye-tracking commence à 1’07” (après le singe).
Trouvé via : “Neuromarketing and Gangnam Style.” Neurorelay. February 7, 2013, qui en fait une synthèse plus complète.
Vimeo : “Gangnam Release Final”. ipdo!s neurobusiness. (6’17”)
6. Articles cités
Bridgeman, B. (1992). On the Evolution of Consciousness and Language. Psycholoquy, 3(15).
Changizi, M., Hsieh, A., Nijhawan, R., Kanai, R., & Shimojo, S. (2008). Perceiving the Present and a Systematization of Illusions. Cognitive Science: A Multidisciplinary Journal, 32(3), 459–503. doi:10.1080/03640210802035191
Dehaene, S., & Changeux, J.-P. (2011). Experimental and theoretical approaches to conscious processing. Neuron, 70(2), 200–27. doi:10.1016/j.neuron.2011.03.018
Kentridge, R. W. (2013). Visual Attention: Bringing the Unseen Past into View. Current Biology, 23(2), R69–R71. doi:10.1016/j.cub.2012.11.056
Libet, B., Gleason, C. A., Wright, E. W., & Pearl, D. K. (1983). Time of conscious intention to act in relation to onset of cerebral activity. Brain, 106(3), 623–642.
Morris, P., White, J., Morrison, E., & Fisher, K. (2012). High heels as supernormal stimuli: How wearing high heels affects judgements of female attractiveness. Evolution and Human Behavior.
Rigoni, D., Kühn, S., Sartori, G., & Brass, M. (2011). Inducing Disbelief in Free Will Alters Brain Correlates of Preconscious Motor Preparation: The Brain Minds Whether We Believe in Free Will or Not. Psychological science : a journal of the American Psychological Society / APS. doi:10.1177/0956797611405680
Sandler, R. H., Finegold, S. M., Bolte, E. R., Buchanan, C. P., Maxwell, A. P., Vaisanen, M.-L., Nelson, M. N., et al. (2000). Short-Term Benefit From Oral Vancomycin Treatment of Regressive-Onset Autism. Journal of Child Neurology, 15(7), 429–435. doi:10.1177/088307380001500701
Sergent, C., Wyart, V., Babo-Rebelo, M., Cohen, L., Naccache, L., & Tallon-Baudry, C. (2012). Cueing Attention after the Stimulus Is Gone Can Retrospectively Trigger Conscious Perception. Current Biology. doi:10.1016/j.cub.2012.11.047
Soon, C. S., Brass, M., Heinze, H.-J., & Haynes, J.-D. (2008). Unconscious determinants of free decisions in the human brain. Nature neuroscience, 11(5), 543–5. doi:10.1038/nn.2112
Wegner, D. M., & Wheatley, T. P. (1999). Apparent Mental Causation. Sources of the experience of will. American Psychologist, 54(7), 480–492.
Citation de cette page :
Gouillou, Philippe (2013) : "Lettre Neuromonaco 58: Aucune décision n’est consciente". (11 Feb 2013) Neuromonaco. Retrieved from https://neuromonaco.com/lettres/lettre58.htm on 20 Dec 2014. 2517 words.
[Lettre Neuromonaco 58: Aucune décision n’est consciente](https://neuromonaco.com/lettres/lettre58.htm). Philippe Gouillou. _Neuromonaco_. 11 Feb 2013
Aucune décision n’est consciente – Neuromonaco http://t.co/mSCwuwK2
Lettre Neuromonaco n°58: http://t.co/HjGeCEkq. Y a-t-il des décisions conscientes? Un libre arbitre?
RT @neuromonaco: Vidéo : L’attraction de Gangnam Style au Eye-Tracking (Heat Map) http://t.co/q5ECUdyF #marketing
RT @neuromonaco Vidéo : L’attraction de Gangnam Style au Eye-Tracking (Heat Map) http://t.co/DG0A8QHa #marketing
RT @BfeaturingC “@neuromonaco: Vidéo : L’attraction de Gangnam Style au Eye-Tracking (Heat Map) http://t.co/DG0A8QHa #marketing”
[…] faut tout d’abord distinguer l’attention de la conscience : d’un côté l’attention sélective peut amplifier le traitement […]