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70: Le facteur humain (2/2) : la réciprocité

May 6, 2013      Lettres      Philippe Gouillou      no responses

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Etre inhumain est mal, mais être humain entraîne des conséquences qu’il vaut mieux connaître : l’opposition usuelle entre le matérialisme des échanges monétaires et les relations humaines se retrouve bien dans notre psychologie.

Cette lettre est complémentaire à la lettre 69 et à la lettre 60.

1. Normes sociales ↔ Normes de marché

La prostitution

Il y a telle fille qui trouve à se vendre, et ne trouverait pas à se donner.
Chamfort (Maximes et Pensées, 1795)

L’échange sexe-ressource est à la base des relations hommes-femmes[1] mais celles et ceux qui le pratiquent de manière trop directe sont généralement fortement déconsidérés. Pourtant, exactement comme le remarque Chamfort, certaines personnes connaîtront plus de succès en se vendant qu’en se donnant. Pourquoi ?

Ces deux faits sont liés : l’introduction de l’argent dans les relations intimes vient remplacer un autre échange, non dit, qui est beaucoup plus valorisé. La conséquence sera qu’une femme qui se prostitue se verra souvent accusée d’être “Cheap” (pas chère) et que certaines seront considérées comme n’ayant pas assez de valeur autre pour un échange non monétaire.

Cet autre échange, c’est le facteur humain, et il est limité par l’introduction de l’argent.

Dans le cas de la prostitution ce qui est en jeu est facile à comprendre[2] et on raconte que Michael Douglas l’aurait bien résumé : “Je ne paie pas pour qu’elles couchent avec moi mais pour qu’elles partent après.”[3] En d’autres termes : l’introduction de l’argent dans la relation restreint l’interaction et supprime tout engagement ultérieur.

La contrepartie : l’engagement de réciprocité

There Aien’t No Such Thing As A Free Lunch[4]

Cet effet de l’argent ne concerne pas que les relations intimes et la prostitution, on le retrouve dans tous les domaines de la vie : l’argent, en donnant une contrepartie précise à l’échange, permet de le limiter.

En effet, que la contrepartie n’existe pas (exemple : cadeau, don, …) ne signifie pas qu’il n’y a pas d’échange mais juste que la contrepartie est reportée, le programme de réciprocité de l’échange est bien activé mais il n’est pas satisfait. En d’autres termes : un acte gratuit provoquera chez celui qui en bénéficie un engagement à la réciprocité.

Pier Jakez Helias (déjà cité Lettre 23) raconte comment dans une société très pauvre (la Bretagne du début du XX°), les règles de réciprocité étaient clairement fixées : quand un paysan tuait son cochon, il devait en donner à chacun de ses proches, mais pas plus que ce qu’ils pourraient un jour lui rendre, et c’était pareil pour tous les événements de la vie. Le résultat était une société figée construite sur un système de relations extrêmement complexe.

L’enrichissement de la Bretagne a depuis permis d’énormément simplifier ces relations, avec des inconvénients (chute des relations sociales et de la solidarité) mais aussi des avantages[5]. L’argent permet en effet de se désendetter immédiatement : la contrepartie des échanges étant matérialisée, il n’y a pas d’engagement de réciprocité.

L’axe Normes sociales ↔ Normes de marché

En termes plus techniques, l’évolution de la Bretagne (et certainement de très nombreuses autres régions) peut être décrite comme un glissement d’une culture très “Normes sociales” vers une culture plus “Normes de marché” (monétaire).

Ces deux normes s’opposent sur un continuum (comme un axe de segmentation) où chacun de nos comportements doit correctement se situer sous peine de gaffe parfois irrémédiable[6].

Les risques

La complexification des relations et le risque de gaffes ne sont pas les seuls points négatifs des cultures et positionnements orientés Normes de marché. Dans un des ses cours, Dan Ariely raconte l’histoire suivante :

Imaginez que vous ayez des comptes dans deux banques dont une qui se veut purement professionnelle, qui suit les règles sans jamais en dévier, mais l’autre qui communique sur son côté “humain”. Maintenant il vous arrive un retard de paiement qui va vous coûter des pénalités, aussi vous appelez les banques pour essayer de négocier. Les deux refusent. Contre quelle banque serez-vous le plus en colère ? Celle qui applique toujours les règles sans en dévier ou celle qui se voulait “humaine” ?

Comme le remarque Dan Ariely, il y a de fortes probabilités pour que ce soit la banque “humaine” qui vous déçoive le plus : elle s’était positionnée du côté des normes sociales et vous espériez de la réciprocité…

Applications pratiques

L’axe Normes sociales ↔ Normes de marché est lié à d’autres critères et permet de mieux comprendre de très nombreux comportements et attitudes.

L’effet qu’a le don d’enclencher la réciprocité peut être exploité dans tous les domaines :

  • Management : Les cadeaux, incentives et autres valorisations non financières engageront plus l’employé qu’une simple augmentation.

  • Marketing : les “cadeaux gratuits” pourront augmenter la fidélité.

  • Etc.

Il convient cependant de bien s’assurer des risques. Il sera même parfois plus approprié de chercher au contraire à être le moins humain possible. C’est le cas par exemple pour la Police où les CRS intervenants dans les manifestations sont entraînés à ne montrer aucun caractère humain[7].

Pour aller plus loin

  • La question de la réciprocité est liée à celle de l’altruisme : la réciprocité indirecte (ie : pas envers la même personne) est un élément essentiel du développement de la coopération (voir par exemple Nowak, 2006)

  • La réciprocité est un des 5 principaux leviers de persuasion selon Robert Cialdini

  • Le besoin de réciprocité est ce qui caractérise la “Limerence” (Wikipedia EN), c’est-à-dire la phase d’amour passionné du début de certaines relations (Tennov, 1979)

Notes

  1. Voir Lettre 60 : “La dichotomie Madone Putain”.

  2. Sans prise en compte de cette distinction, il est parfois difficile de ne pas confondre certains mariages avec de la prostitution. La seule définition qui évite tout malentendu est celle attribuée à Jacques Brel : “La prostitution, c’est quand on a fini de payer avant.

  3. Attention : attribution non confirmée.

  4. TANSTAAFL : “Il n’existe pas de repas gratuit”

  5. En permettant notamment le développement des Liens faibles, sans engagements. Voir Lettre 23 pour la distinction entre les liens faibles et les liens forts

  6. Dan Ariely en donne deux exemples ici : “The Cost of Social Norms“. Vous pouvez aussi penser au nombre de fois où vous vous êtes demandé si vous deviez, ou non, payer.

  7. Un autre effet est activé en même temps, le but global étant de limiter les risques d’escalade violente (dans le meilleur des cas ils ont juste à être présents, sans avoir à intervenir).

Photo : “Gold Bond Stamp” : Chance Agrella. Morguefile. “No trespassing” (Antibes, décembre 2001) : Sébastien Bertrand. Licence CC BY.


2. La gratuité sur Internet

Gratuit

Le gratuit se positionne directement du côté Normes sociales (voir ci-dessus) et il devrait engendrer un engagement de réciprocité.

Il présente cependant un risque important : un biais cognitif nous fait souvent confondre “valeur” avec “prix”, c’est-à-dire que ce qui est gratuit et sans réciprocité obligatoire évidente sera perçu par beaucoup comme sans la moindre valeur[1].

Il existe pourtant un domaine où le don gratuit s’est quasi totalement imposé sans qu’aucune réciprocité ne soit demandée : Internet.

Sur quasiment tous les sujets, il est maintenant possible de trouver des travaux gratuits réalisés par des bénévoles plus fiables que ceux des professionnels. Certains peuvent y gagner des avantages indirects (via la publicité personnelle notamment), mais ces derniers ne peuvent expliquer les énormes efforts réalisés par des anonymes qui n’en obtiendront aucun retour, pas même la reconnaissance.

Une explication partielle se base sur la conjonction entre l’effet de réciprocité décrit ci-dessus et une caractéristique d’Internet :

  1. Pouvoir bénéficier d’autant de contenu gratuit enclenche bien le programme de réciprocité, la quantité compensant la plus faible intensité, ce qui incite suffisamment de personnes à contribuer elles aussi.

  2. De par sa taille, Internet a créé un marché dont le contenu est la monnaie. Comme l’argent sur le marché économique standard le contenu permet de réaliser la réciprocité et il est librement “échangeable” (la réciprocité n’a pas à être avec la même personne : réciprocité indirecte).

Note

  1. Le zéro du gratuit a aussi pour effet d’ôter toute référence, ce qui aura des effets qui pourront être positifs ou négatifs (Palmeira, 2011).


3. Le centre de gravité économique du  monde

McKinsey Global Institute a développé une application pour iPad montrant l’évolution économique et démographique du monde, du 1er siècle à 2025.

La copie-écran ci-dessus montre le centre de gravité économique du globe calculé à partir des PIB régionaux. Deux points sont à noter :

  1. Son très fort déplacement vers l’Est puis le Sud depuis 1950

  2. Son retour à proximité de là où il était il y a 2 000 ans

(voir aussi la vidéo ci-après)

Lien


4. La chaleur épuise l’intelligence

Baie des Anges

Cheema & Patrick (2012) ont constaté qu’une augmentation d’un degré Farenheit (environ 1/2 degré Celsius) provoquait une baisse de 594$ par jour des paris à des jeux de grattage mais avait beaucoup moins d’impact pour des jeux plus simples.

Ils ont réalisé au total cinq études, et ont réussi à expliquer le phénomène : la chaleur épuise les ressources cognitives de ceux qui ne sont pas déjà complètement épuisés.

La célèbre pub Pulco du Mexicain dans son hamac (youtube : 0′ 29″) se voit donc confirmée.

Liens

Photo :Bleu, baie des anges” par Alpha du centaure (15 juillet 2009) – Licence CC-BY


5. Video : L’Europe de 1000 à 2012

Sur le long terme, le cycle Cités-Etats – Grandes nations (voir Lettre 69.2) ne semble pas prêt de s’arrêter…

Attention : l’auteur précise que les dates ont été rajoutées automatiquement sur la base d’une régularité linéaire de la vidéo originale, or celle-ci n’était pas parfaite. Il y a donc parfois des écarts de quelques années.

Liveleaks: abkebab’s Map of Europe 1000 AD to present with timeline (3’23”)


6. Articles cités

Cheema, A., & Patrick, V. M. (2012). Influence of Warm Versus Cool Temperatures on Consumer Choice: A Resource Depletion Account. Journal of Marketing Research, 49(6), 984–995. doi:10.1509/jmr.08.0205

Jakez Helias, P. (1976). Le cheval d’orgueil: Mémoires d’un Breton du pays bigouden. (p. 568). Paris: Plon Terres Humaines.

Nowak, M. A. (2006). Five rules for the evolution of cooperation. Science, 314(5805), 1560–1563. Pubmed: 17158317

Palmeira, M. M. (2011). The Zero-Comparison Effect. Journal of Consumer Research. doi:10.1086/657998

Tennov, Dorothy (1979). Love and Limerence. Maryland: Scarborough House. ISBN 0-8128-6286-4.


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Citation de cette page :

(2013) : "Lettre Neuromonaco 70: Le facteur humain (2/2) : la réciprocité". ( Neuromonaco. Retrieved from https://neuromonaco.com/lettres/lettre70.htm on 20 Dec 2014. 1864 words.

[Lettre Neuromonaco 70: Le facteur humain (2/2) : la réciprocité](https://neuromonaco.com/lettres/lettre70.htm). Philippe Gouillou. _Neuromonaco_. 06 May 2013



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