129: Pouvoir et corruption : qui sont les puissants ?
October 13, 2014 Lettres Philippe Gouillou no responses
Tagged with: Management • StatutDonnez du pouvoir à une personne “normale”, et elle en abusera, et cela bien sûr même si elle affirme par ailleurs défendre l’éthique. Mais les puissants sont-ils “normaux” ? Une étude sur 1,3 millions de personnes permet d'y répondre.
Cette Lettre est complémentaire aux Lettres Neuromonaco 45 : (“Management : Cadors et dominés”) et 73.1 : “Mensonges et dominance : Les puissants mentent plus (et mieux)”.
Sommaire
- Pourquoi les puissants sont corrompus
- Les top managers ne sont pas normaux
- Qui sont les PDG ?
- Inégalités réelles et perception des inégalités
1. Pourquoi les puissants sont corrompus
“Le pouvoir tend à corrompre, le pouvoir absolu corrompt absolument. Les grands hommes sont presque toujours des hommes mauvais.”
Lord Acton[1]
Cette Lettre est complémentaire à la Lettre 73.1 : “Mensonges et dominance : Les puissants mentent plus (et mieux)”
Le pouvoir est une bonne drogue : il détruit la perception que l’on a des autres moins puissants tout en nous déculpabilisant de tout ce qu’on leur fait subir.
Le niveau élevé de corruption et de comportements antisociaux omniprésents aux plus haut niveaux incite cependant à se demander : est-ce le pouvoir en lui-même qui corrompt ou attire-t-il surtout des corruptibles ?
Une nouvelle étude de l’Université de Lausanne (Bendahan et al., 2014) permet d’y répondre en allant plus loin que les études usuelles basées sur le priming et en mettant les testés en situation réelle de choix.
Ses résultats sont présentés par un des auteurs (John Antonakis) sur une vidéo (en anglais).
Définitions
Les auteurs s’intéressent d’abord à définir la corruption. Ils notent que les définitions données par les dictionnaires se ressemblent, et :
“Nous nous attendons à ce que les individus soient fortement d’accord sur le comportement que devraient avoir les leaders ayant le pouvoir. Ainsi, nous pouvons obtenir une assez bonne mesure de la corruption qui évalue à quel point (a) les leaders utilisent leur pouvoir pour leur gain personnel, et/ou (b) les leaders contreviennent aux normes sociales, comme une fonction du pouvoir, pour leur bénéfice personnel au détriment du bien commun.”
Bendahan et al. (2014)[2]
Pour le pouvoir, les auteurs reprennent la définition de Sturm & Antonakis (2014) :
“avoir les options et les moyens d’imposer asymétriquement sa volonté sur d’autres”
Bendahan et al. (2014)[3]
Ils citent plusieurs études qui montrent que ceux qui ont le pouvoir parviennent très bien à rationnaliser leur situation et les bénéfices qu’ils en tirent. Ils expliquent :
“En d’autres termes, le puissant voit le moins puissant comme ayant moins de valeur et des éléments indiquent aussi que le puissant pourrait même avoir plus de préjugés (Guinote, Willis, & Martellotta, 2010) ; ils ont aussi tendance à stéréotyper les moins puissants (Fiske, 1993; Goodwin, Gubin, Fiske, & Yzerbyt, 2000).”
Bendahan et al. (2014)[4]
Ils notent que le puissant est tellement égocentré qu’il montre une capacité réduite à mettre en perspective les informations et néglige les conseils des autres. Et bien sûr, son comportement est moins éthique[5].
Et, en synthèse :
“Au global, ces tendances psychologiques impliquent que ceux qui ont le pouvoir peuvent être aveugles aux normes sociales, avoir des comportement socialement inappropriés, se sentir supérieurs aux autres, et échouer à distinguer le bien du mal ; de plus, ceux qui ont du pouvoir vont méjuger les autres et les voir comme des moyens pour atteindre leurs fins (Keltner, Gruenfeld, & Anderson, 2003).”
Bendahan et al. (2014)[6]
L’effet direct du pouvoir
“Power is like being a lady… if you have to tell people you are, you aren’t.”
Margaret Thatcher
Pour modéliser l’effet du pouvoir, les auteurs ont imaginé un système où les actions du puissant en sa propre faveur auront un effet négatif encore plus grand sur les autres. Pour ce faire, de l’argent est ajouté à un pot commun, mais après que le leader se soit servi, plus ou moins d’argent sera remis au pot, plus il en aura pris et moins d’argent sera rajouté (double coût pour les autres).
Ils ont mesuré combien les leaders prenaient selon les règles suivantes[7] :
Les testés pouvaient choisir de prendre l’option par défaut (220 points) et dans ce cas le suiveur obtenait 190 points. Il pouvait aussi choisir d’être “prosocial” en ne prenant que 210 points (–10) et dans ce cas le dominé partait avec autant que lui (+20). Mais il pouvait également être antisocial en prenant 270 (+50), ce qui ne laissait que 130 au dominé (–60).
Ces points n’étaient pas virtuels : ils étaient convertis en valeur financière et les participants sont repartis avec en moyenne $59 (minimum : $35 ; maximum : $98).
La même étude a été faite avec trois suiveurs et même quatre options, selon la grille suivante (attention : erreur dans la 3e colonne de la ligne “Antisocial” : lire 170 au lieu de 130) :
La comparaison entre les comportements avec 1 ou 3 dominés montre que l’augmentation du pouvoir augmente nettement la tendance à être antisocial et à mieux se servir :
Les raisons de l’exploitation
Les auteurs ont aussi cherché à déterminer l’influence de l’honnêteté et du taux de testostérone circulante[8] sur les choix des puissants.
Honnêteté
Pour mesurer l’honnêteté, les auteurs ont fait passer aux testés le Bix six HEXACO Personality Model (Lee & Ashton, 2004, 2008) qui a déjà permis de montrer des liens entre une faible honnêteté et la triade sombre (psychopathie, narcissisme et machiavélisme : voir Lettre Neuromonaco 27.1). L’hypothèse testée est qu’un plus haut degré d’honnêteté devrait protéger des effets négatifs du pouvoir, et donc influencer le comportement de ceux ayant un haut niveau de pouvoir, mais pas les autres. Ils ont également fait jouer les participants à un Dilemme du Prisonnier (voir Lettre 15 : “Générer la confiance par la Théorie des Jeux”) pour mesurer leur comportement égoïste.
Ils ont aussi interrogé les participants sur le comportement qu’ils attendent d’un leader et comment il doit se comporter, ce qui a montré une très nette préférence pour l’éthique :
Comme on le voit, très rares (3%) sont ceux qui recommendent un comportement antisocial…
Mais bien sûr ces bonnes dispositions ne se sont pas montrées pendant le test :
-
47% des personnes en situation de faible pouvoir ont suivi le comportement qu’elles indiquaient lors du vote, contre seulement 19% des personnes en situation de fort pouvoir.
-
L’honnêteté mesurée préalablement n’avait pas d’influence significative sur le comportement lors du jeu
Testostérone
Les auteurs citent plusieurs études montrant que la testostérone pourrait avoir un effet. Ils synthétisent :
“En termes simples, les individus à haut niveau de testostérone sont plus mauvais à détecter les pensées et sensations des autres lors d’interactions sociales ; ceci couplé avec l’intérêt accru dans les récompenses et une sensibilité plus faible aux punitions potentielles (…) suggère que les individus à haut niveau de testostérone seront ‘débranchés’ de la sensation de l’impact émotionnel que leurs décisions auront sur d’autres et se concentreront sur la maximisation de leurs profits.”
Bendahan et al. (2014)[9]
Et un effet a bien été trouvé, les personnes à haut niveau de testostérone (mesurée le matin avant tout test) réagissant plus à l’augmentation de leur pouvoir :
Synthèse : tous pourris ?
Le pouvoir en lui-même suffit donc à corrompre l’immense majorité des gens, y compris ceux qui s’affirment contre cette corruption, même si certains y seront plus sensibles que d’autres (haut taux de testostérone).
Cependant, comme le signale John Antonakis à la fin de la vidéo, cette étude montre ce qui se passe en cas d’anonymat complet : les participants n’avaient pas à payer le prix de leurs choix. On peut donc imaginer qu’augmenter le coût de la corruption (contrôle et punition) permettrait sans doute de restreindre cet effet.
Notes
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John Emerich Edward Dalberg, baron Acton of Aldenham, (Naples, 10 janvier 1834 – Tegernsee, Bavière, Empire allemand 19 juin 1902). Wikilibéral précise :
“Concernant la théorie politique pure, Acton a aussi conçu une distinction cruciale entre deux questions essentielles: ”Qui détient le pouvoir politique ?“ et ”Quelles sont les limites aux pouvoirs de l’État ?“ La première rejoint l’opposition entre démocratie et régime autoritaire, tandis que la seconde revient à distinguer le libéralisme et ce que l’on appellera plus tard le totalitarisme.”
-
Traduction depuis Bendahan et al. (2014) :
“We expect that individuals should largely agree on how leaders should behave when they are given power. Thus, we can obtain a relatively good measure of corruption that gauges the extent to which (a) leaders use their power for their personal gain, and/or (b) leaders contravene social norms, as a function of power, to benefit themselves to the detriment of the common good.”
-
Traduction depuis Bendahan et al. (2014) :
“having the discretion and the means to asymmetrically enforce one’s will over others” (Sturm & Antonakis, 2014)
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Traduction depuis Bendahan et al. (2014) :
“In other words the powerful see the less powerful as less worthy and evidence also suggests that the powerful may even become more prejudiced (Guinote, Willis, & Martellotta, 2010); they also tend to stereotype the less powerful (Fiske, 1993; Goodwin, Gubin, Fiske, & Yzerbyt, 2000).”
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Les auteurs citent de nombreuses études sur ces effets.
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Traduction depuis Bendahan et al. (2014) :
“Overall, these psychological channels imply that those who have power may be blinded to social norms, behave in socially inappropriate ways, feel superior to others, and fail to see wrong from right; additionally, those with power will disregard others and see them as means to satisfying ends (Keltner, Gruenfeld, & Anderson, 2003).”
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Les images sont des copies écran depuis la vidéo réalisée par l’Université de Lausanne.
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On distingue les effets de la testostérone prénatale (pendant la vie intra-utérine) de celle “circulante”, au temps présent, qui est mesurée à partir de la salive.
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Traduction depuis Bendahan et al. (2014) :
“Simply put high testosterone individuals are worse at detecting thoughts and feelings of other individuals in social interactions; coupled with increased interest in rewards and reduced sensitivity to potential punishments (i.e., in the case of our experiment decreased psychological costs due to making antisocial decisions) suggests that high testosterone individuals will be “tuned-off” from feeling the emotional impact their decisions will have on others and will focus on maximizing their payoffs.”
Liens
-
Power can corrupt even the honest. PhysOrg. October 1, 2014
-
YouTube: Leader corruption depends on power and testosterone. Université de Lausanne. 19 septembre 2014. 13’59"
- Lettres Neuromonaco :
Références
Bendahan, S., Zehnder, C., Pralong, F. P., & Antonakis, J. (2014). Leader corruption depends on power and testosterone. The Leadership Quarterly. doi:10.1016/j.leaqua.2014.07.010
Sturm, R. E., & Antonakis, J. (2014). Interpersonal power: A review, critique, and research agenda. Journal of Management, (invited contribution to 2015 review issue, 3rd round).
2. Les top managers ne sont pas normaux
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3. Qui sont les PDG ?
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4. Inégalités réelles et perception des inégalités
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Citation de cette page :
Gouillou, Philippe (2014) : "Lettre Neuromonaco 129: Pouvoir et corruption : qui sont les puissants ?". (13 Oct 2014) Neuromonaco. Retrieved from https://neuromonaco.com/lettres/lettre129.htm on 20 Dec 2014. 1996 words.
[Lettre Neuromonaco 129: Pouvoir et corruption : qui sont les puissants ?](https://neuromonaco.com/lettres/lettre129.htm). Philippe Gouillou. _Neuromonaco_. 13 Oct 2014